Les pièges du court-terme
Une tornade néo-libérale a déferlé sur le monde occidental. Avec elle s’est imposée la liberté des capitaux, la liberté d’investir, la liberté de circulation. Le revers de ces médailles se nomment dumping fiscal mondial, paradis fiscaux, délocalisations, liquidation des entreprises publiques, flux migratoires sans régulation.
Un souffle puissant
Il n’est donc pas surprenant que le néo-libéralisme éveille à rebours la colère des populations. Tous ceux qui ont soutenu l’abolition des frontières, le libre-échangisme total, qu’ils soient issus de la gauche ou de la droite sont l’objet d’un désaveu profond. Car en France la droite comme le PS, de Maastricht au TSCE en passant par le traité de Lisbonne et le déni du referendum de 2005, ont toujours marché de concert. Avec la chute de LR et des Socialistes la sanction s’est abattue sur ceux qui avaient désiré cette mondialisation sans règle ou s’y étaient résigné ; même phénomène en Italie avec la chute des héritiers de la démocratie-chrétienne et ceux de la gauche, en Autriche avec l’élection de Sebastian Kurz et la disparition de l’ancien bi-partisme, en Suède avec l’affaissement de la social-démocratie, en Grande-Bretagne avec le referendum sur le Brexit, en Allemagne avec la double crise de la CDU-CSU et de la SPD, en République tchèque avec la réélection de Milos Zeman, mais aussi aux Etats-Unis avec la victoire de Trump, au Québec avec celle de Legault, au Brésil avec l’élection de Bolsonaro. Ceux qui sont portés au pouvoir par les électeurs n’envisagent pas tant de rétablir la souveraineté de leurs Etats et de leurs peuples que d’affirmer de manière ostentatoire leurs identités. Ils font mouche : il est plus simple de se faire élire en dénonçant les conséquences de la libéralisation sauvage de tous les échanges que de s’en prendre aux causes. Ce sont les diatribes anti-immigration, les exigences sécuritaires, les affirmations fortes d’identité culturelle qui ont séduit les électeurs. La gauche de gouvernement comme la droite modérée sont accusées d’avoir orchestré volontairement l’abolition de toutes les frontières économiques, monétaires, culturelles, humaines. Elles se trouvent donc sanctionnées.
La gauche de gouvernement, en France, se retrouve piégée : les conséquences de ses choix économiques et monétaires frappent d’abord les couches populaires. Le choix de l’euro a désindustrialisé le sud de l’Union européenne et conduit au chômage des dizaines de millions de salariés. Privée de soutien populaire, la gauche Terra Nova escomptait le soutien des minorités, ethniques, de genre, en substituant à la question sociale des sujets sociétaux. Mais c’est loin d’être suffisant construire une majorité. Plus encore, la question des flux migratoires dominent les préoccupations populaires. Ne nous y trompons pas, c’est bien l’afflux incontrôlé de travailleurs polonais au Royaume-Uni qui a fait basculer le vote en faveur du Brexit. C’est la question migratoire qui est à l’origine de l’élection du chancelier Kurz à Vienne, de la montée de l’AfD et des difficultés de Mme Merkel à Berlin, de l’affaissement des socio-démocrates suédois, de la coalition Salvini – Di Maïo à Rome. C’est la défense d’une identité culturelle des sociétés qui est le moteur de ces élections récentes : on le voit à Budapest où on veut « défendre la Hongrie contre le parti de l’immigration », à Varsovie où le Premier Ministre assène :« nous n’accueillerons pas de migrants issus de pays d’Afrique ou du Moyen-Orient", à Prague où le Président Zeman dénonce une "invasion organisée de musulmans impossibles à intégrer"…
C’est le défi lancé au visage des républicains de progrès. L’immigration sans règle va-t-elle amener par contrecoup l’extrême droite au pouvoir dans nos pays d’Europe ? A l’inverse est-ce qu’une protection policière de nos sociétés contre l’immigration clandestine va défigurer notre façon de vivre ?
Tout fonctionne en couple. Le discours gauchiste prônant un laxisme total, accusant de racisme toute volonté de régulation, est un puissant moteur pour les partis d’extrême droite. De même la pseudo-stratégie de La République en Marche, visant à opposer les « progressistes » aux « conservateurs » fera basculer les couches populaires dans le camp conservateur, alors que l’enjeu est de les ramener au camp républicain. Le court terme électoraliste relève d’un aveuglement périlleux.
Pour sortir de ce piège, les républicains de progrès doivent sortir du déni, aborder la question des flux migratoires avec l’exigence de vérité, et dès lors reconquérir les couches populaires et replacer au centre du débat les questions sociales et économiques.
Sortir des dénis
Oui l’intégration des nouveaux venus est difficile, surtout pour les couches populaires. Il est plus facile de les accuser de xénophobie que de comprendre leurs difficultés quand on compte 3 millions de chômeurs avec une croissance de l’économie très faible. Oui, la visibilité d’une religion nouvelle venue pose des problèmes. Il est plus facile de dire « après tout, nos grands-mères portaient des mantilles », de nier les tensions à l’Ecole, à l’hôpital, dans les quartiers populaires, que de construire l’intégration d’un Islam de France, d’un Islam des Lumières. Il est plus facile de poursuivre les ambiguïtés de notre politique étrangère au Moyen Orient que d’instaurer une cohérence entre la lutte contre le djihadisme à l’extérieur et contre l’islamisme à l’intérieur. Sortir de ces dénis est une condition de la reconquête.
On ne luttera pas contre l’avancée de l’extrême droite dans toute l’Europe en mettant en œuvre les recettes qu’elle préconise. Ce n’est pas par la fermeture des frontières, l’immigration zéro, l’exaltation des racines chrétiennes de l’Europe qu’on pourra la contenir. C’est en répondant aux attentes populaires par une politique républicaine des flux migratoires : accueil sans condition et sans limite des bénéficiaires de l’asile politique ; mais accueil des migrants économiques dans la stricte limite de nos capacités d’emploi, de logement, d’équipements publics. Et respect de nos lois, de nos us et coutumes, et surtout du principe de laïcité. Chacun comprend que les défis des populations d’Afrique ne seront pas relevés par l’exil, mais par le développement : il serait temps de ne plus s’en tenir aux invocations mais de mettre le co-développement à l’ordre du jour d’une Eurafrique solidaire.
De même il faut oser affirmer que la gauche de gouvernement, dans sa majorité, a fait fausse route dans la conduite du projet européen. Elle s’est engouffrée dans le mythe européiste, substitution à ses ambitions de transformation sociale. Elle l’a tant épousé qu’elle s’est confondue avec lui. Et aujourd’hui, alors qu’il s’effondre, elle s’effondre avec lui. La monnaie unique était une construction politique mal bâtie ; les réalités économiques l’ont déformée pour en faire un outil de domination au service des économies les plus puissantes, ruinant les économies les plus fragiles. Le bilan des effondrements industriels français dus en grande partie à une monnaie inadaptée, est sévère. Le tort causé par la mécanique institutionnelle de Bruxelles et le TSCE, à la responsabilité des peuples et à la démocratie est immense. Certains ont tiré avantage de la situation. D’autres se sont laissés aller dans la facilité créée par une monnaie forte. Aujourd’hui les gouvernements ne décident plus de l’essentiel. Ils se sont dessaisis au profit d’une Commission non élue. Il n’y aura pas de renouveau sans renégociation des traités européens et retour du peuple français aux devoirs de la responsabilité.
La cohésion civique est en péril. Il faut regarder la situation en face. Et prendre la mesure des responsabilités d’une certaine gauche. « Dans les années 70 et 80, encouragés par des professeurs d’université eux-mêmes inspirés par des penseurs français tels Foucault et Derrida, une nouvelle orientation disséminée sur les campus universitaires a rejeté des concepts aussi contraignant que la citoyenneté et le devoir. Elle mettait l’accent sur les revendications identitaires particulières qu’il s’agisse de sexe, d’orientation sexuelle, d’appartenance ethnique, etc. » note l’écrivain britannique James Meek1. » A gauche, une idéologie fétichise nos attachements individuels et de groupe et jette une ombre de suspicion sur toute évocation d’un nous démocratique universel. » fustige Mark Lilla en rendant les errements des progressistes responsables de l’élection de Trump2. L’exaltation des différences, l’éloge du communautarisme, sapent la citoyenneté. Sur un océan d’individus déliés de liens civiques, l’argent règne sans partage. Les républicains de progrès doivent mesurer l’âpreté du combat idéologique à venir.
Reconquérir les couches populaires
La reconquête des couches populaires perdues est la priorité. Pour cela il faut présenter des choix clairs :
-la France a un avenir ; elle n’est pas condamnée à disparaitre dans un magma européen dont personne ne veut sur notre continent. Elle a une identité, changeant à travers le temps, évolutive, capable d’intégrer les apports, mais parfaitement respectable. Les heures noires doivent être assumées, mais ne doivent pas éclipser les grandeurs : de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen à la réhabilitation de Dreyfus, de la Révolution française à la Résistance, de l’abolition de l’esclavage à celle de la peine de mort.
-la citoyenneté met au-dessus des différences la commune appartenance. En chacun peut articuler ses particularités et sa participation à la communauté nationale. Ce que Yascha Mounk3 nomme « patriotisme inclusif » s’appelle intégration républicaine. La France n’est pas une addition de communautés. Pour réussir l’intégration des nouveaux citoyens, ni la repentance ni la honte de soi ne sont de bonne méthode : il faut promouvoir l’égalité et le civisme, la citoyenneté, ensemble indissociable de droits et de devoirs. Le respect de la laïcité, de nos us et coutumes, n’est pas négociable.
-Pour donner un avenir à la France, il faut desserrer le carcan européen : les traités doivent être révisés ; la monnaie unique doit devenir monnaie commune, capable de s’adapter aux rythmes économiques différents des Etats membres. Les odes aux Etats-Unis d’Europe, au fédéralisme glissent sur les couches populaires comme l’eau sur les plumes d’un canard. Il faut clairement s’opposer aux mythes européistes qui nous ont apporté chômage, désindustrialisation, mise en cause de la démocratie, effacement dans le monde.
-Répondre au défi migratoire est indispensable. «Il faut pouvoir s’emparer de la question migratoire, sans quoi ce sont les nationalistes qui s’en chargeront» souligne Yascha Mounk. Les républicains progressistes doivent faire face aux inquiétudes populaires. L’immigration doit être régulée ; il n’y a pas de droit automatique à l’installation sur notre territoire. Une immigration maîtrisée est un atout ; une immigration sans règle est une aubaine pour l’extrême-droite. Le droit d’asile est sacré ; il ne doit pas être détourné. Une pensée ferme, humaine et réaliste, est l’antidote aux démagogues, indispensable pour retrouver la confiance des milieux populaires.
Placer au centre la question sociale et économique
En ayant reconquis la confiance populaire, affectée aujourd’hui par la dérive européiste, la question migratoire, l’affaissement du civisme, nous serons en mesure de replacer les enjeux sociaux et économiques au cœur du débat. Ils sont aujourd’hui masqués par les enjeux sécuritaires ou identitaires. Faute d’y avoir apporté des réponses, partout dans le monde occidental, la gauche de gouvernement est chassée par des vagues d’extrême droite qui ne cachent pas pourtant leurs orientations très libérales en matière économique, avec des conséquences sociales très graves.
Nous pourrons, si nous avons regagné la confiance, placer la question de l’emploi, des revenus du travail, des protections sociales, mais aussi de l’industrie, de l’énergie, au centre du débat politique. Ces questions sont aujourd’hui évincées par les débats identitaires, environnementaux, les sujets de société. Ils passionnent les couches moyennes et supérieures. Mais pour les milieux modestes la priorité reste au travail et au revenu. Le service public reste pour eux une garantie d’égalité à laquelle ils sont attachés. La pérennité des protections sociales est aussi décisive.
Desserrer le carcan européen est le préalable qui permettra d’investir massivement dans l’éducation, la recherche. Retrouver une marge de manœuvre monétaire est nécessaire pour conduire une politique fiscale plus juste appelant les plus fortunés à contribuer à l’effort commun. Si nous sommes crédibles dans la remise en cause des traités européens, nous pouvons proposer au pays cette politique nouvelle. Sinon, nous retomberons dans les vœux pieux et l’incantation verbale.
Les nouveaux enjeux économiques sont également déterminants. La mondialisation sans règle amène la domination des Gafa (Google, Amazon, Facebook, Apple…) dans toutes les dimensions de la vie. Les centres-villes sont désertés par le petit commerce concurrencé par la vente en ligne, l’évasion fiscale est maximale, l’information les media, l’Ecole sont bouleversés, l’intelligence artificielle modifiera l’emploi futur : tout cela se décide sans nous. Peut-on reprendre la main sur notre destin sans maîtrise de ces nouveaux monopoles ?
De même la protection de l’environnement, la limitation des émissions de gaz carbonique et de gaz à effet de serre, au lieu de culpabiliser les individus, doit mettre en cause le mode de production économique, la financiarisation de la production. Les républicains progressistes doivent éviter « l’écologie punitive » pour choisir le primat du bien commun s’imposant aux acteurs économiques et aux choix des politiques publiques (si la France émet 320 millions de tonnes de CO2, contre 760 en Allemagne et 5 120 aux USA, le choix de l’électricité nucléaire n’y est pas pour rien…) Il y a une vision républicaine de l’écologie, où l’intérêt général s’impose aux intérêts particuliers. Cette vision est préférable à la mise en accusation permanente des paysans, des chasseurs, des ruraux, ou des amateurs d’entrecôte.
Rassembler
Ce changement de cap exige un rassemblement populaire puissant. On ne renégociera pas les traités européens avec une courte majorité de 51 % des voix. Une majorité forte ne se construira pas par l’addition de forces dispersées, parfois devenues minuscules, affaiblies par la défaite sans précédent de 2017. Nos voisins espagnols de Podemos invitent à « construire un peuple » plutôt qu’à »reconstruire la gauche », à passer du parti de la gauche française au parti du peuple français autour « d’une idée de patrie radicalement progressiste et démocratique » selon la formule d’Inigo Errejon4. Les Républicains que nous sommes ne perdent pas de vue ces noces du mouvement ouvrier et de la nation évoquées par Jaurès. C’est la clé d’une union populaire majoritaire : reconquérir les couches populaires, disputer au néo-libéralisme les classes moyennes, isoler les milieux compradores (qui tirent profit de cette situation). Nous ne devons donc pas dévier de cet objectif, concéder quoi que ce soit aux thèses communautaristes, indigénistes, gauchistes ; nous ne devons jamais céder aux tentations de l’identitarisme mais tenir le cap de l’universalisme. Nous sommes attachés à l’Etat et à son rôle. Nous tenons l’actuelle Union européenne pour le chausse-pied du néo-libéralisme et avons toujours combattu ses illusions. Notre conception de l’action politique n’a jamais cédé aux facilités démagogiques, à l’animation du cirque médiatique. Y consentir n’amènerait rien de plus à ceux qui y sont passé maîtres, mais défigurerait notre tenace action passée.
Comment être utile aujourd’hui au rassemblement de demain ? L’affaire ne se joue pas en quelques mois mais en plusieurs années. Ne sacrifions pas au court-terme en nous noyant dans une nébuleuse ambiguë. La hâte rend aveugle. Notre seul atout est une certaine clairvoyance : ne le galvaudons pas. Le rassemblement populaire excèdera nécessairement les actuelles frontières de la gauche : il prendra du temps et notre apport sera alors précieux. C’est ainsi que nous serons utiles.
Claude NICOLET
Premier secrétaire du MRC Nord