« Le traité européen définitivement ratifié.
Moins de trois ans après le « non » au référendum, le Parlement a voté « oui ».
Les députés, avant les sénateurs dans la soirée, ont donné hier leur feu vert à la ratification par la France du traité européen de Lisbonne, clôturant un chapitre politique douloureux qui a divisé partis et électorat, à cinq mois de la présidence française de l'UE. Un peu moins de trois ans après le « non » au référendum sur la Constitution européenne, l'Assemblée nationale a adopté le projet de loi autorisant la ratification de Lisbonne par 336 voix pour et 52 voix contre. L'UMP a voté oui dans son immense majorité (206 pour, cinq voix contre, trois abstentions). Plus de 100 députés UMP n'ont cependant pas voté. Divisé, le PS a retrouvé un semblant d'unité, avec une majorité de députés socialistes qui ont dit « oui » (125 pour, 25 contre dont Henri Emmanuelli, et 17 abstentions). Les députés fabiusiens avaient annoncé qu'ils ne prendraient pas part au vote »
L’Est Républicain du 8 février 2008.
Moins de trois ans après le « non » au référendum, le Parlement a voté « oui ».
Les députés, avant les sénateurs dans la soirée, ont donné hier leur feu vert à la ratification par la France du traité européen de Lisbonne, clôturant un chapitre politique douloureux qui a divisé partis et électorat, à cinq mois de la présidence française de l'UE. Un peu moins de trois ans après le « non » au référendum sur la Constitution européenne, l'Assemblée nationale a adopté le projet de loi autorisant la ratification de Lisbonne par 336 voix pour et 52 voix contre. L'UMP a voté oui dans son immense majorité (206 pour, cinq voix contre, trois abstentions). Plus de 100 députés UMP n'ont cependant pas voté. Divisé, le PS a retrouvé un semblant d'unité, avec une majorité de députés socialistes qui ont dit « oui » (125 pour, 25 contre dont Henri Emmanuelli, et 17 abstentions). Les députés fabiusiens avaient annoncé qu'ils ne prendraient pas part au vote »
L’Est Républicain du 8 février 2008.
Ce que le vote populaire refuse, la représentation nationale est en droit de l’accorder. Tel sera l’enseignement politique de la «gesticulation» présidentielle et gouvernementale pour la promulgation du nouveau traité européen, étrangement qualifié de «mini» comme pour mieux limiter l’importance de cet artifice politique.
Il n’y a pas comme certains l’aiment à penser, ou à le laisser entendre, un déni de démocratie.
Il n’y a pas comme certains l’aiment à penser, ou à le laisser entendre, un déni de démocratie.
Au contraire. La démocratie prend ici la forme «normale» du système de représentation politique. Les urnes ont porté à la présidence de la République française un homme et une majorité qui ont soutenu le projet de traité établissant une constitution pour l’Europe. Quoi de plus naturel que ce «nouveau» président et cette «nouvelle» majorité, vierge de l’échec du «oui» au référendum, prennent leur responsabilité politique en affichant leurs convictions. De plus, les urnes auraient-elles donné raison à sa concurrente que le résultat politique eu été le même. Sans doute par un procédé moins direct, peut-être même avec un soupçon de démocratie participative, en quelque sorte une forme «douce», une touche «féminine» pour reprendre le singulier registre idéologique sur lequel la candidate du Parti Socialiste a fait campagne. Le vote parlementaire du 7 février ratifiant le traité européen de Lisbonne par la France ne laisse aucun doute sur les «choix de civilisation» de nos représentants politiques : c’est à proprement parler «l’union sacrée» de la représentation politique contre le résultat du vote populaire.
La grande majorité des députés français, favorables au «oui» référendaire, avaient pris acte du revers électoral et manifesté leur incompréhension face au résultat national. Mais le projet politique d’une normalisation institutionnelle, économique et juridique de l’Europe semblait irréversible et indiscutable : nombre de commentaires — politiques et médiatiques, s’il est encore possible de les distinguer — ont attribué le refus populaire à un ensemble de réactions psychosociales irrationnelles (la peur de l’avenir, l’angoisse de la concurrence, la frilosité d’une société «privilégiée»), tout en assurant les électeurs de leur bienveillance politique, exemples touchants de la compassion des hommes publics révélant à l’homme ordinaire, au citoyen trompé, la voie du bien commun.
La grande majorité des députés français, favorables au «oui» référendaire, avaient pris acte du revers électoral et manifesté leur incompréhension face au résultat national. Mais le projet politique d’une normalisation institutionnelle, économique et juridique de l’Europe semblait irréversible et indiscutable : nombre de commentaires — politiques et médiatiques, s’il est encore possible de les distinguer — ont attribué le refus populaire à un ensemble de réactions psychosociales irrationnelles (la peur de l’avenir, l’angoisse de la concurrence, la frilosité d’une société «privilégiée»), tout en assurant les électeurs de leur bienveillance politique, exemples touchants de la compassion des hommes publics révélant à l’homme ordinaire, au citoyen trompé, la voie du bien commun.
Voter sans le peuple.
Cette condescendance «professionnelle» s’élabore sur une vérité politique, historique et sociologique : l’élitisme républicain en distinguant les plus méritants et en leur accordant le privilège de la représentation nationale produit sa propre hiérarchie sociale. Or, cette distinction sociale, cette hiérarchie politique, c’est l’élément fondateur de ce que nous pourrions appeler l’ «illusion démocratique» : le représentant politique n’est pas le porte-parole des intérêts populaires, il est au contraire, parce qu’il se distingue du citoyen ordinaire, un éducateur politique et il agit en fonction de ce qu’il pense être le bien commun selon la typologie célèbre de Max Weber, c’est-à-dire à partir de la confrontation personnelle d’une éthique de la conviction et d’une éthique de la responsabilité :
«[…] l’éthique de la conviction et l’éthique de la responsabilité ne sont pas contradictoires, mais elles se complètent l’une l’autre et constituent ensemble l’homme authentique, c’est-à-dire un homme qui peut prétendre à la "vocation politique"» (Max WEBER, Le savant et le politique (1919), introduction de R. Aron, trad. de J. Freund, Paris, Librairie Plan, 1959, p. 199).
Hauts-faits politiques de la Vème République, les lois pour la légalisation de l’IVG et l’abrogation de la peine de mort ont été promulguées contre l’opinion. La représentation nationale n’a pas voté contre le peuple, elle a voté sans le peuple : là où l’éducation politique du peuple n’est pas possible, la voix sacrée de ses représentants s’élève pour instituer la «volonté générale». Aujourd’hui aucun démocrate ne s’indigne que de telles lois aient pu être votées sans un soutien populaire.
La constitution est souveraine.
Dans notre République démocratique, comme dans toute démocratie, la souveraineté n’appartient pas au peuple et la formule célèbre d’Abraham Lincoln sur la démocratie, «le gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple», ne traduit certainement pas l’idée d’un pouvoir donné au peuple. Bien que ce pouvoir soit contenu dans la constitution établie selon la volonté générale supposée être celle du peuple, c’est bien la loi qui est souveraine et non le peuple gouverné. D’autres formes de gouvernement peuvent réclamer gouverner au nom du peuple : les monarchies constitutionnelles, les dictatures, les régimes révolutionnaires. Ces régimes peuvent même mettre en place les procédures de subordination du pouvoir exécutif par la législation populaire, élément fondamental de la démocratie selon Rousseau. Cependant, cette clause du contrat politique n’est pas suffisante pour qualifier un régime de démocratique : au-delà des formes traditionnelles du despotisme (parti unique, répression, propagande et fraudes électorales), il existe de nouvelles formes politiques de pression, judiciaire et médiatique, faites d’alliances de groupes financiers avec les partis politiques, qui sauvegardent l’illusion du régime démocratique bien qu’elles dénaturent le principe du pluralisme politique nécessaire au choix populaire. Contrairement aux discours actuels de notre majorité, l’élection ne donne pas une légitimité absolue à l’action politique : l’élection n’est pas un droit à gouverner selon ses désirs mais une autorisation d’exercer un gouvernement selon un cadre politique (c’est-à-dire dans le respect de l’autonomie des pouvoirs juridiques, législatifs et exécutifs, et dans un rapport indépendant avec les sphères économiques, financières, médiatiques, syndicales, etc.).
Le despotisme démocratique intervient évidemment dans ce cadre politique : ainsi, s’il est logique de qualifier la constitution russe de démocratique, il est plus difficile de s’entendre sur l’attitude démocratique de son président qui maintient son pouvoir en manipulant à son aise le cadre démocratique.
L’autorité démocratique.
La nature de la démocratie n’est pas unique et universelle. Déjà Aristote doute de la forme pure de la démocratie. Sa première définition, évasive, note cependant une distinction entre le régime populaire et la démocratie :
«Mieux vaut donc dire qu’il y a régime populaire quand les hommes libres sont souverains, et oligarchie quand ce sont les riches. [...]. Mais il y aura démocratie quand une majorité de gens libres mais modestes seront les maîtres du pouvoir, et oligarchie quand ce sera les gens riches et mieux nés en petit nombre» (ARISTOTE, Les Politiques, introduction et trad. de Pierre Pellegrin, Paris, Flammarion, 1990, pp. 287-288).
Ainsi, la démocratie, selon Aristote, n’existe que par la maîtrise du pouvoir par le peuple libre, c’est-à-dire par le citoyen. Mais la citoyenneté est conditionnelle (sélection par l’âge, le sexe, les revenus, la naissance, la moralité, etc.), et une citoyenneté fortement censitaire se rapproche, par nature, de l’oligarchie jusqu’à se confondre avec cette forme de gouvernement quand le nombre de citoyens pouvant exercer une magistrature ou participer aux élections est réduit à une minorité. La frontière entre démocratie et oligarchie n’est pas assez nette pour déterminer la nature de la démocratie : le «gouvernement du peuple» est une idée politique qui traduit trop de réalités différentes. C’est pourquoi Aristote, après avoir «mollement» défini les trois modes d’organisation politique les plus simples et les plus communes (monarchie, oligarchie et démocratie), entend appréhender les constitutions des peuples selon leurs emprunts aux trois formes primaires :
«Il faut maintenant traiter du gouvernement constitutionnel. Sa nature, en effet, est plus manifeste une fois qu’a été déterminé ce qui concerne oligarchie et démocratie, car le gouvernement constitutionnel est, pour parler schématiquement, un mélange d’oligarchie et de démocratie. Mais on a l’habitude d’appeler gouvernements constitutionnels les formes qui penchent vers la démocratie, et plutôt aristocraties celles qui penchent vers l’oligarchie du fait que l’éducation et la naissance illustre sont plutôt l’apanage des gens aisés, et aussi parce qu’on pense que les gens aisés possèdent ce en vue de quoi les gens injustes commettent leurs injustices ; c’est pourquoi on les appelle gens de bien et notables. [...]. Il semble chose impossible qu’une cité ait une bonne législation si elle n’est pas gouvernée par les meilleurs (*) mais gouvernée par les pires, et, de même, que soit gouvernée par les meilleurs celle qui n’a pas une bonne législation. Mais une bonne législation ce n’est pas d’avoir de bonnes lois auxquelles on n’obéit pas. [...] Mais il semble bien que l’aristocratie consiste principalement dans le fait de partager les honneurs suivant l’excellence, car la définition même de l’aristocratie c’est l’excellence, alors que celle de l’oligarchie c’est la richesse et celle du régime populaire la liberté. [...]
Qu’il y ait donc d’autres espèces de constitutions que la monarchie, la démocratie et l’oligarchie, on l’a dit, ainsi que ce en quoi elles diffèrent les unes des autres, les aristocraties entre elles, les gouvernements constitutionnels de l’aristocratie, et il est manifeste qu’elles ne sont pas éloignées les unes des autres» (ARISTOTE, op. cit., pp. 303-305) [(*) nda : c’est-à-dire les plus vertueux ].
L’analyse politique aristotélicienne est troublante : les formes démocratiques du gouvernement ne sont pas éloignées des autres formes de gouvernement. C’est à croire que seul l’exercice du pouvoir est de nature contraignante et que ce pouvoir ne dépend pas de l’organisation qui le légitime. En d’autres termes, le pouvoir n’est ni aristocratique, ni oligarchique, ni démocratique, mais il investit entièrement le cadre de légitimation ; c’est donc à tort que l’on définit notre régime présidentiel républicain comme un dérivé monarchique car le pouvoir est monarchique, oligarchique et démocratique : le «fait du prince», c’est aussi le fait des «autres princes» et celui de «tous les princes». En fin de compte la question «démocratique» est celle de l’abaissement des droits d’entrée dans cette cour «princière».
Revenons encore une fois à Aristote, qui, conscient de cette «duplicité» des modes de gouvernement, prend acte de la diversité des composantes constitutionnelles. Remarquons alors que le philosophe précise que l’organisation démocratique est un système purement aléatoire, le tirage au sort, qui rend possible le fait que chaque citoyen ait la capacité d’être un jour magistrat (c’est-à-dire responsable de la cité), comme par exemple, de nos jours, les jurys populaires. Au contraire, l’élection serait de nature oligarchique du fait que seul un nombre limité d’élus décide de la vie de la communauté :
«Je veux dire, par exemple, qu’il est considéré comme démocratique que les magistratures soient attribuées par le sort et comme oligarchique qu’elles soient électives, comme démocratiques qu’elles ne dépendent pas d’un cens et comme oligarchique qu’elles dépendent d’un cens. Il sera donc aristocratique et propre au gouvernement constitutionnel de prendre de chacun des deux côtés : à l’oligarchie le fait d’avoir des magistratures électives, à la démocratie l’absence de cens. [...].
Le critère indiquant que démocratie et oligarchie ont été heureusement mélangées, c’est quand on peut dire une même constitution démocratie et oligarchie. [...].
C’est ce qui arrive avec la constitution des Lacédémoniens. Beaucoup, en effet, s’efforcent d’en parler comme d’une démocratie, du fait que cette organisation a beaucoup d’éléments démocratiques. [...].
De plus pour les deux magistratures suprêmes, le peuple élit à l’une et participe à l’autre ; en effet, il élit les gérontes et participe à l’éphorat. D’autres, par contre, en parlent comme d’une oligarchie du fait qu’elle a beaucoup d’éléments oligarchiques. Par exemple toutes les magistratures sont électives c’est-à-dire qu’aucune n’est tirée au sort, et un petit nombre de gens décide de la mort, de l’exil, et il y a beaucoup d’autres caractéristiques de ce genre» (ARISTOTE, op. cit., pp. 307-308).
Il faut prendre avec précaution la qualification aristotélicienne de la fonction élective dans le cas d’une élection à vie et celui d’un mandat électif limité. Par exemple, notre système bicamériste (deux chambres parlementaires, l’Assemblée nationale et le Sénat) répond parfaitement à une organisation démocratique lorsque tout citoyen est autorisé à se présenter, de façon régulière, au vote du peuple.
Cependant, comme semble le soupçonner le philosophe, ce système ne peut se débarrasser d’un reste d’oligarchie, voire d’un principe aristocratique (la société des magistrats élus, celle des «meilleurs») quand une des chambres, le Sénat, est élue par un système censitaire de grands électeurs et que le mode d’élection de la seconde, l’Assemblée nationale, comporte des conditions financières et d’affiliation politique qui rendent impossible l’élection d’une catégorie de citoyens. Cette dernière remarque vaut aussi pour l’élection présidentielle au suffrage universel : seul un professionnel de la politique, coopté et soutenu par un ensemble de partis politiques, aux moyens financiers exceptionnels et dont l’accès aux médias est assuré, peut prétendre à être élu. La dimension démocratique de notre système est entièrement contenue dans la liberté individuelle à choisir parmi une liste limitée (d’hommes et de propositions politiques) : bien que fondamentale, est-ce que cette liberté de choix suffit à déterminer la «volonté générale» fondatrice de la démocratie selon Rousseau ?
L’absolutisme démocratique.
Tocqueville, observateur éclairé des prémisses de la démocratie moderne, a vu dans la transformation irréversible des régimes monarchiques vers la démocratie, deux dangers essentiels, dont l’un, de son point de vue libéral, plus dommageable que l’autre : l’asservissement volontaire du peuple à une autorité despotique.
Ce que Tocqueville pressent dans la démocratie, c’est le pouvoir grandissant de l’Etat sur le citoyen par l’entremise d’une bureaucratie omnipotente et sa conclusion liberticide :
« Je suis convaincu toutefois que l’anarchie n’est pas le mal principal que les siècles démocratiques doivent craindre, mais le moindre. L’égalité produit, en effet, deux tendances : l’une mène directement les hommes à l’indépendance et peut les pousser tout à coup jusqu’à l’anarchie, l’autre les conduit par un chemin plus long, plus secret, mais plus sûr, vers la servitude. Les peuples voient aisément la première et y résistent : ils se laissent entraîner par l’autre sans la voir ; [...]» (Alexis de TOCQUEVILLE, De la démocratie en Amérique (1835), Paris, Union Générale d’Editions, 1963, pp. 355-356, chap. 28 « Vers l’absolutisme démocratique »).
Rien ne répugne tant Tocqueville que cette servitude masquée, cette « tromperie » constitutionnelle, ce système aliénant qui ne dit pas son nom mais qui œuvre en profondeur au sein des sociétés dites «libres». Il est vrai que sa préoccupation est d’un autre ordre : « La nature du maître m’importe moins que l’obéissance... ». Pourtant, que l’idée selon laquelle l’obéissance légitime est la composante naturelle d’un gouvernement soit entérinée et la question de la «nature du maître» prend alors le pas sur celle de l’obéissance.
Il est probable que le trouble de Tocqueville envers la composante autoritaire de l’Etat, vienne principalement de l’absence du libre-arbitre ou de l’esprit critique des citoyens. Car, en tant qu’esprit éclairé, il lui est difficile d’accepter un mode d’organisation sociale élaboré sur un illogisme original : la recherche de la liberté par les peuples démocratiques les conduit à se soumettre à un égalitarisme contraignant.
Or, aux yeux de cet adepte de la libre entreprise, l’égalitarisme formel ne peut qu’empêcher la liberté individuelle. Et le bras liberticide, c’est le droit absolu d’un gouvernement à contraindre l’initiative individuelle. Cette conclusion logique, ce mouvement de dénaturation du projet démocratique, c’est le « vice caché » d’une confrontation entre le désir de liberté et celui d’égalité que la pensée démocratique n’a pas su résoudre :
«En politique, d’ailleurs, comme en philosophie et en religion, l’intelligence des peuples démocratiques reçoit avec délices les idées simples et générales. Les systèmes compliqués la repoussent, et elle se plaît à imaginer une grande nation dont tous les citoyens ressemblent à un seul modèle et sont dirigés par un seul pouvoir.
Après l’idée d’un pouvoir unique et central, celle qui se présente le plus spontanément à l’esprit des hommes, dans les siècles d’égalité, est l’idée d’une législation uniforme. Comme chacun d’eux se voit peu différent de ses voisins, il comprend mal pourquoi la règle qui est applicable à un homme ne le serait pas également à tous les autres. Les moindres privilèges répugnent donc à sa raison...
[...]
L’idée d’un droit inhérent à certains individus disparaît rapidement de l’esprit des hommes ; l’idée du droit tout-puissant et pour ainsi dire unique de la société vient remplir sa place. Ces idées s’enracinent et croissent à mesure que les conditions deviennent plus égales et les hommes plus semblables ; l’égalité les fait naître et elles hâtent à leur tour les progrès de l’égalité.
[...]
La plupart estiment que le gouvernement agit mal ; mais tous pensent que le gouvernement doit sans cesse agir et mettre à tout la main. Ceux mêmes qui se font le plus rudement la guerre ne laissent pas de s’accorder sur ce point.
L’unité, l’ubiquité, l’omnipotence du pouvoir social, l’uniformité de ses règles, forment le trait saillant qui caractérise tous les systèmes politiques enfantés de nos jours. [...].
Les hommes de nos jours sont donc bien moins divisés qu’on ne l’imagine ; ils se disputent sans cesse pour savoir dans quelles mains la souveraineté sera remise ; mais ils s’entendent aisément sur les devoirs et sur les droits de la souveraineté. Tous conçoivent le gouvernement sous l’image d’un pouvoir unique, simple, providentiel et créateur» (Alexis de TOCQUEVILLE, op. cit., pp. 356-357).
Pourtant, révéler aux sociétés démocratiques leur servitude et montrer les faiblesses du raisonnement démocratique original ne doit pas occulter d’autres facteurs moins accusateurs pour nos démocraties. Car, la démocratie moderne a été construite sur les ruines de sociétés profondément inégalitaires et corrompues, et parfaitement incapables de préserver l’intégrité de toutes les catégories sociales. Comment alors ne pas céder à la tentation de créer une société égale après des siècles d’inégalités ostentatoires ? Comment ne pas vouloir immédiatement l’égalité et la liberté ? Pourquoi abandonner l’un pour l’autre ? Est-ce qu’un peu d’égalité dans le traitement social, même fictif, même superficiel, ne vaut pas à se résoudre à un peu moins de liberté ?
Seuls ceux qui ont les moyens de s’affranchir de toutes les servitudes, matérielles et intellectuelles, sociales et économiques, ne perçoivent pas la protection qu’apportent des règles communes et inflexibles. Et ceux qui ne peuvent s’en affranchir prennent vite conscience que la liberté d’entreprendre, le droit à l’initiative se gagne avec le pouvoir, le prestige et, souvent, parce qu’ils contribuent au pouvoir et au prestige, avec le savoir et la connaissance. Mais contrairement à d’autres régimes, en démocratie, aucune condition extérieure à l’individu n’est requise pour y accéder. La démocratie réduit l’intensité des inégalités, mais elle ne les élimine pas. Le citoyen qui hérite d’une éducation, d’un réseau de connaissance, d’un patrimoine matériel et culturel, bref, qui est «bien né» selon l’ancienne expression aristocratique, a plus de chance de réussite sociale que celui qui doit « se faire tout seul » selon l’expression des autodidactes. C’est certain. Mais il reste une place au «possible», et ce «possible» là, c’est la «valeur ajoutée» de la démocratie sur tous les autres régimes. Une «valeur ajoutée» que notre république a su rendre politiquement opératoire en promulguant la solidarité («Fraternité») entre la «Liberté» et l’«Égalité». La solidarité nationale, c’est l’obligation faite à notre société de créer les conditions du « possible », de porter les plus faibles vers une liberté citoyenne minimum, de promouvoir une dynamique sociale, c’est-à-dire de refuser une société figée dans une hiérarchie sociale. C’est d’ailleurs cette dimension politique qui porte le sens de l’action et la légitimité des missions «régaliennes» de l’Etat démocratique et, notamment, celle de l’action sociale.
Il convient de s’indigner comme Tocqueville du paradoxe démocratique :
«Nos contemporains sont incessamment travaillés par deux passions ennemies : ils sentent le besoin d’être conduits et l’envie de rester libres. Ne pouvant détruire ni l’un ni l’autre de ces instincts contraires, ils s’efforcent de les satisfaire à la fois tous les deux. Ils imaginent un pouvoir unique, tutélaire, tout-puissant, mais élu par les citoyens. Ils combinent la centralisation et la souveraineté du peuple. Cela leur donne quelque relâche. Ils se consolent d’être en tutelle, en songeant qu’ils ont eux-mêmes choisi leurs tuteurs...
Il y a, de nos jours, beaucoup de gens qui s’accommodent très aisément de cette espèce de compromis entre le despotisme administratif et la souveraineté du peuple, et qui pensent avoir assez garanti la liberté des individus, quand c’est au pouvoir national qu’ils la livrent» (Alexis de TOCQUEVILLE, op. cit., pp. 356-357).
Mais accordons-nous au moins sur le fait que lorsque la «nature du maître » est une grande idée philanthropique et généreuse, l’obéissance à cet idéal est plus respectable qu’une exigence cynique et mesquine destinée à maintenir un ordre et des privilèges sociaux.
Le compromis démocratique.
Le paradoxe de la démocratie, ce qui est fait son succès, mais qui la rend également vulnérable à la critique, c’est de proposer une dynamique sociale tout en maintenant « globalement » un ordre social traditionnel. La dynamique sociale tend à modifier insensiblement la structure sociale, mais, surtout, elle se garde de ne pas la renverser, car seuls les événements violents et anti-constitutionnels, guerre civile ou révolution sociale, ont le pouvoir de transformer radicalement l’ordre établi. La stabilité démocratique s’appuie sur ce paradoxe démocratique qui est la raison de son succès et la condition de sa pérennité.
Ce sont les périodes d’incertitude ou de sclérose sociales, c’est-à-dire quand la hiérarchie sociale n’est plus légitime ou que l’inertie sociale s’installe, qui portent les démocraties vers une solution autoritaire. Les démocrates s’accordent eux-mêmes pour renoncer à un gouvernement démocratique : l’histoire des républiques françaises, de Bonaparte à De Gaulle, montre comment l’idéologie des hommes providentiels met en danger les régimes démocratiques.
La démocratie est le régime de la paix et les partisans de la construction européenne rappellent volontiers cet aphorisme. Mais est-ce parce que la démocratie maintient la paix ou bien est-ce parce qu’elle peut difficilement survivre à la radicalité d’une période «révolutionnaire» ? Ni l’une ou l’autre des propositions n’est strictement vraie. La démocratie est le régime de la paix et notamment de la paix sociale moderne, mais elle n’est pas une assurance contre la guerre. C’est peut-être le sens qu’il faut donner à la fameuse formule attribuée à Churchill, «La démocratie est le pire des systèmes à l’exception des autres», car si la démocratie ne garantit pas la paix, il faut reconnaître que tous les autres régimes ne survivent que par l’état de guerre.
Claude DE BARROS
(texte publié dans la revue Les cahiers du travail social n°57, avril 2008)
Cette condescendance «professionnelle» s’élabore sur une vérité politique, historique et sociologique : l’élitisme républicain en distinguant les plus méritants et en leur accordant le privilège de la représentation nationale produit sa propre hiérarchie sociale. Or, cette distinction sociale, cette hiérarchie politique, c’est l’élément fondateur de ce que nous pourrions appeler l’ «illusion démocratique» : le représentant politique n’est pas le porte-parole des intérêts populaires, il est au contraire, parce qu’il se distingue du citoyen ordinaire, un éducateur politique et il agit en fonction de ce qu’il pense être le bien commun selon la typologie célèbre de Max Weber, c’est-à-dire à partir de la confrontation personnelle d’une éthique de la conviction et d’une éthique de la responsabilité :
«[…] l’éthique de la conviction et l’éthique de la responsabilité ne sont pas contradictoires, mais elles se complètent l’une l’autre et constituent ensemble l’homme authentique, c’est-à-dire un homme qui peut prétendre à la "vocation politique"» (Max WEBER, Le savant et le politique (1919), introduction de R. Aron, trad. de J. Freund, Paris, Librairie Plan, 1959, p. 199).
Hauts-faits politiques de la Vème République, les lois pour la légalisation de l’IVG et l’abrogation de la peine de mort ont été promulguées contre l’opinion. La représentation nationale n’a pas voté contre le peuple, elle a voté sans le peuple : là où l’éducation politique du peuple n’est pas possible, la voix sacrée de ses représentants s’élève pour instituer la «volonté générale». Aujourd’hui aucun démocrate ne s’indigne que de telles lois aient pu être votées sans un soutien populaire.
La constitution est souveraine.
Dans notre République démocratique, comme dans toute démocratie, la souveraineté n’appartient pas au peuple et la formule célèbre d’Abraham Lincoln sur la démocratie, «le gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple», ne traduit certainement pas l’idée d’un pouvoir donné au peuple. Bien que ce pouvoir soit contenu dans la constitution établie selon la volonté générale supposée être celle du peuple, c’est bien la loi qui est souveraine et non le peuple gouverné. D’autres formes de gouvernement peuvent réclamer gouverner au nom du peuple : les monarchies constitutionnelles, les dictatures, les régimes révolutionnaires. Ces régimes peuvent même mettre en place les procédures de subordination du pouvoir exécutif par la législation populaire, élément fondamental de la démocratie selon Rousseau. Cependant, cette clause du contrat politique n’est pas suffisante pour qualifier un régime de démocratique : au-delà des formes traditionnelles du despotisme (parti unique, répression, propagande et fraudes électorales), il existe de nouvelles formes politiques de pression, judiciaire et médiatique, faites d’alliances de groupes financiers avec les partis politiques, qui sauvegardent l’illusion du régime démocratique bien qu’elles dénaturent le principe du pluralisme politique nécessaire au choix populaire. Contrairement aux discours actuels de notre majorité, l’élection ne donne pas une légitimité absolue à l’action politique : l’élection n’est pas un droit à gouverner selon ses désirs mais une autorisation d’exercer un gouvernement selon un cadre politique (c’est-à-dire dans le respect de l’autonomie des pouvoirs juridiques, législatifs et exécutifs, et dans un rapport indépendant avec les sphères économiques, financières, médiatiques, syndicales, etc.).
Le despotisme démocratique intervient évidemment dans ce cadre politique : ainsi, s’il est logique de qualifier la constitution russe de démocratique, il est plus difficile de s’entendre sur l’attitude démocratique de son président qui maintient son pouvoir en manipulant à son aise le cadre démocratique.
L’autorité démocratique.
La nature de la démocratie n’est pas unique et universelle. Déjà Aristote doute de la forme pure de la démocratie. Sa première définition, évasive, note cependant une distinction entre le régime populaire et la démocratie :
«Mieux vaut donc dire qu’il y a régime populaire quand les hommes libres sont souverains, et oligarchie quand ce sont les riches. [...]. Mais il y aura démocratie quand une majorité de gens libres mais modestes seront les maîtres du pouvoir, et oligarchie quand ce sera les gens riches et mieux nés en petit nombre» (ARISTOTE, Les Politiques, introduction et trad. de Pierre Pellegrin, Paris, Flammarion, 1990, pp. 287-288).
Ainsi, la démocratie, selon Aristote, n’existe que par la maîtrise du pouvoir par le peuple libre, c’est-à-dire par le citoyen. Mais la citoyenneté est conditionnelle (sélection par l’âge, le sexe, les revenus, la naissance, la moralité, etc.), et une citoyenneté fortement censitaire se rapproche, par nature, de l’oligarchie jusqu’à se confondre avec cette forme de gouvernement quand le nombre de citoyens pouvant exercer une magistrature ou participer aux élections est réduit à une minorité. La frontière entre démocratie et oligarchie n’est pas assez nette pour déterminer la nature de la démocratie : le «gouvernement du peuple» est une idée politique qui traduit trop de réalités différentes. C’est pourquoi Aristote, après avoir «mollement» défini les trois modes d’organisation politique les plus simples et les plus communes (monarchie, oligarchie et démocratie), entend appréhender les constitutions des peuples selon leurs emprunts aux trois formes primaires :
«Il faut maintenant traiter du gouvernement constitutionnel. Sa nature, en effet, est plus manifeste une fois qu’a été déterminé ce qui concerne oligarchie et démocratie, car le gouvernement constitutionnel est, pour parler schématiquement, un mélange d’oligarchie et de démocratie. Mais on a l’habitude d’appeler gouvernements constitutionnels les formes qui penchent vers la démocratie, et plutôt aristocraties celles qui penchent vers l’oligarchie du fait que l’éducation et la naissance illustre sont plutôt l’apanage des gens aisés, et aussi parce qu’on pense que les gens aisés possèdent ce en vue de quoi les gens injustes commettent leurs injustices ; c’est pourquoi on les appelle gens de bien et notables. [...]. Il semble chose impossible qu’une cité ait une bonne législation si elle n’est pas gouvernée par les meilleurs (*) mais gouvernée par les pires, et, de même, que soit gouvernée par les meilleurs celle qui n’a pas une bonne législation. Mais une bonne législation ce n’est pas d’avoir de bonnes lois auxquelles on n’obéit pas. [...] Mais il semble bien que l’aristocratie consiste principalement dans le fait de partager les honneurs suivant l’excellence, car la définition même de l’aristocratie c’est l’excellence, alors que celle de l’oligarchie c’est la richesse et celle du régime populaire la liberté. [...]
Qu’il y ait donc d’autres espèces de constitutions que la monarchie, la démocratie et l’oligarchie, on l’a dit, ainsi que ce en quoi elles diffèrent les unes des autres, les aristocraties entre elles, les gouvernements constitutionnels de l’aristocratie, et il est manifeste qu’elles ne sont pas éloignées les unes des autres» (ARISTOTE, op. cit., pp. 303-305) [(*) nda : c’est-à-dire les plus vertueux ].
L’analyse politique aristotélicienne est troublante : les formes démocratiques du gouvernement ne sont pas éloignées des autres formes de gouvernement. C’est à croire que seul l’exercice du pouvoir est de nature contraignante et que ce pouvoir ne dépend pas de l’organisation qui le légitime. En d’autres termes, le pouvoir n’est ni aristocratique, ni oligarchique, ni démocratique, mais il investit entièrement le cadre de légitimation ; c’est donc à tort que l’on définit notre régime présidentiel républicain comme un dérivé monarchique car le pouvoir est monarchique, oligarchique et démocratique : le «fait du prince», c’est aussi le fait des «autres princes» et celui de «tous les princes». En fin de compte la question «démocratique» est celle de l’abaissement des droits d’entrée dans cette cour «princière».
Revenons encore une fois à Aristote, qui, conscient de cette «duplicité» des modes de gouvernement, prend acte de la diversité des composantes constitutionnelles. Remarquons alors que le philosophe précise que l’organisation démocratique est un système purement aléatoire, le tirage au sort, qui rend possible le fait que chaque citoyen ait la capacité d’être un jour magistrat (c’est-à-dire responsable de la cité), comme par exemple, de nos jours, les jurys populaires. Au contraire, l’élection serait de nature oligarchique du fait que seul un nombre limité d’élus décide de la vie de la communauté :
«Je veux dire, par exemple, qu’il est considéré comme démocratique que les magistratures soient attribuées par le sort et comme oligarchique qu’elles soient électives, comme démocratiques qu’elles ne dépendent pas d’un cens et comme oligarchique qu’elles dépendent d’un cens. Il sera donc aristocratique et propre au gouvernement constitutionnel de prendre de chacun des deux côtés : à l’oligarchie le fait d’avoir des magistratures électives, à la démocratie l’absence de cens. [...].
Le critère indiquant que démocratie et oligarchie ont été heureusement mélangées, c’est quand on peut dire une même constitution démocratie et oligarchie. [...].
C’est ce qui arrive avec la constitution des Lacédémoniens. Beaucoup, en effet, s’efforcent d’en parler comme d’une démocratie, du fait que cette organisation a beaucoup d’éléments démocratiques. [...].
De plus pour les deux magistratures suprêmes, le peuple élit à l’une et participe à l’autre ; en effet, il élit les gérontes et participe à l’éphorat. D’autres, par contre, en parlent comme d’une oligarchie du fait qu’elle a beaucoup d’éléments oligarchiques. Par exemple toutes les magistratures sont électives c’est-à-dire qu’aucune n’est tirée au sort, et un petit nombre de gens décide de la mort, de l’exil, et il y a beaucoup d’autres caractéristiques de ce genre» (ARISTOTE, op. cit., pp. 307-308).
Il faut prendre avec précaution la qualification aristotélicienne de la fonction élective dans le cas d’une élection à vie et celui d’un mandat électif limité. Par exemple, notre système bicamériste (deux chambres parlementaires, l’Assemblée nationale et le Sénat) répond parfaitement à une organisation démocratique lorsque tout citoyen est autorisé à se présenter, de façon régulière, au vote du peuple.
Cependant, comme semble le soupçonner le philosophe, ce système ne peut se débarrasser d’un reste d’oligarchie, voire d’un principe aristocratique (la société des magistrats élus, celle des «meilleurs») quand une des chambres, le Sénat, est élue par un système censitaire de grands électeurs et que le mode d’élection de la seconde, l’Assemblée nationale, comporte des conditions financières et d’affiliation politique qui rendent impossible l’élection d’une catégorie de citoyens. Cette dernière remarque vaut aussi pour l’élection présidentielle au suffrage universel : seul un professionnel de la politique, coopté et soutenu par un ensemble de partis politiques, aux moyens financiers exceptionnels et dont l’accès aux médias est assuré, peut prétendre à être élu. La dimension démocratique de notre système est entièrement contenue dans la liberté individuelle à choisir parmi une liste limitée (d’hommes et de propositions politiques) : bien que fondamentale, est-ce que cette liberté de choix suffit à déterminer la «volonté générale» fondatrice de la démocratie selon Rousseau ?
L’absolutisme démocratique.
Tocqueville, observateur éclairé des prémisses de la démocratie moderne, a vu dans la transformation irréversible des régimes monarchiques vers la démocratie, deux dangers essentiels, dont l’un, de son point de vue libéral, plus dommageable que l’autre : l’asservissement volontaire du peuple à une autorité despotique.
Ce que Tocqueville pressent dans la démocratie, c’est le pouvoir grandissant de l’Etat sur le citoyen par l’entremise d’une bureaucratie omnipotente et sa conclusion liberticide :
« Je suis convaincu toutefois que l’anarchie n’est pas le mal principal que les siècles démocratiques doivent craindre, mais le moindre. L’égalité produit, en effet, deux tendances : l’une mène directement les hommes à l’indépendance et peut les pousser tout à coup jusqu’à l’anarchie, l’autre les conduit par un chemin plus long, plus secret, mais plus sûr, vers la servitude. Les peuples voient aisément la première et y résistent : ils se laissent entraîner par l’autre sans la voir ; [...]» (Alexis de TOCQUEVILLE, De la démocratie en Amérique (1835), Paris, Union Générale d’Editions, 1963, pp. 355-356, chap. 28 « Vers l’absolutisme démocratique »).
Rien ne répugne tant Tocqueville que cette servitude masquée, cette « tromperie » constitutionnelle, ce système aliénant qui ne dit pas son nom mais qui œuvre en profondeur au sein des sociétés dites «libres». Il est vrai que sa préoccupation est d’un autre ordre : « La nature du maître m’importe moins que l’obéissance... ». Pourtant, que l’idée selon laquelle l’obéissance légitime est la composante naturelle d’un gouvernement soit entérinée et la question de la «nature du maître» prend alors le pas sur celle de l’obéissance.
Il est probable que le trouble de Tocqueville envers la composante autoritaire de l’Etat, vienne principalement de l’absence du libre-arbitre ou de l’esprit critique des citoyens. Car, en tant qu’esprit éclairé, il lui est difficile d’accepter un mode d’organisation sociale élaboré sur un illogisme original : la recherche de la liberté par les peuples démocratiques les conduit à se soumettre à un égalitarisme contraignant.
Or, aux yeux de cet adepte de la libre entreprise, l’égalitarisme formel ne peut qu’empêcher la liberté individuelle. Et le bras liberticide, c’est le droit absolu d’un gouvernement à contraindre l’initiative individuelle. Cette conclusion logique, ce mouvement de dénaturation du projet démocratique, c’est le « vice caché » d’une confrontation entre le désir de liberté et celui d’égalité que la pensée démocratique n’a pas su résoudre :
«En politique, d’ailleurs, comme en philosophie et en religion, l’intelligence des peuples démocratiques reçoit avec délices les idées simples et générales. Les systèmes compliqués la repoussent, et elle se plaît à imaginer une grande nation dont tous les citoyens ressemblent à un seul modèle et sont dirigés par un seul pouvoir.
Après l’idée d’un pouvoir unique et central, celle qui se présente le plus spontanément à l’esprit des hommes, dans les siècles d’égalité, est l’idée d’une législation uniforme. Comme chacun d’eux se voit peu différent de ses voisins, il comprend mal pourquoi la règle qui est applicable à un homme ne le serait pas également à tous les autres. Les moindres privilèges répugnent donc à sa raison...
[...]
L’idée d’un droit inhérent à certains individus disparaît rapidement de l’esprit des hommes ; l’idée du droit tout-puissant et pour ainsi dire unique de la société vient remplir sa place. Ces idées s’enracinent et croissent à mesure que les conditions deviennent plus égales et les hommes plus semblables ; l’égalité les fait naître et elles hâtent à leur tour les progrès de l’égalité.
[...]
La plupart estiment que le gouvernement agit mal ; mais tous pensent que le gouvernement doit sans cesse agir et mettre à tout la main. Ceux mêmes qui se font le plus rudement la guerre ne laissent pas de s’accorder sur ce point.
L’unité, l’ubiquité, l’omnipotence du pouvoir social, l’uniformité de ses règles, forment le trait saillant qui caractérise tous les systèmes politiques enfantés de nos jours. [...].
Les hommes de nos jours sont donc bien moins divisés qu’on ne l’imagine ; ils se disputent sans cesse pour savoir dans quelles mains la souveraineté sera remise ; mais ils s’entendent aisément sur les devoirs et sur les droits de la souveraineté. Tous conçoivent le gouvernement sous l’image d’un pouvoir unique, simple, providentiel et créateur» (Alexis de TOCQUEVILLE, op. cit., pp. 356-357).
Pourtant, révéler aux sociétés démocratiques leur servitude et montrer les faiblesses du raisonnement démocratique original ne doit pas occulter d’autres facteurs moins accusateurs pour nos démocraties. Car, la démocratie moderne a été construite sur les ruines de sociétés profondément inégalitaires et corrompues, et parfaitement incapables de préserver l’intégrité de toutes les catégories sociales. Comment alors ne pas céder à la tentation de créer une société égale après des siècles d’inégalités ostentatoires ? Comment ne pas vouloir immédiatement l’égalité et la liberté ? Pourquoi abandonner l’un pour l’autre ? Est-ce qu’un peu d’égalité dans le traitement social, même fictif, même superficiel, ne vaut pas à se résoudre à un peu moins de liberté ?
Seuls ceux qui ont les moyens de s’affranchir de toutes les servitudes, matérielles et intellectuelles, sociales et économiques, ne perçoivent pas la protection qu’apportent des règles communes et inflexibles. Et ceux qui ne peuvent s’en affranchir prennent vite conscience que la liberté d’entreprendre, le droit à l’initiative se gagne avec le pouvoir, le prestige et, souvent, parce qu’ils contribuent au pouvoir et au prestige, avec le savoir et la connaissance. Mais contrairement à d’autres régimes, en démocratie, aucune condition extérieure à l’individu n’est requise pour y accéder. La démocratie réduit l’intensité des inégalités, mais elle ne les élimine pas. Le citoyen qui hérite d’une éducation, d’un réseau de connaissance, d’un patrimoine matériel et culturel, bref, qui est «bien né» selon l’ancienne expression aristocratique, a plus de chance de réussite sociale que celui qui doit « se faire tout seul » selon l’expression des autodidactes. C’est certain. Mais il reste une place au «possible», et ce «possible» là, c’est la «valeur ajoutée» de la démocratie sur tous les autres régimes. Une «valeur ajoutée» que notre république a su rendre politiquement opératoire en promulguant la solidarité («Fraternité») entre la «Liberté» et l’«Égalité». La solidarité nationale, c’est l’obligation faite à notre société de créer les conditions du « possible », de porter les plus faibles vers une liberté citoyenne minimum, de promouvoir une dynamique sociale, c’est-à-dire de refuser une société figée dans une hiérarchie sociale. C’est d’ailleurs cette dimension politique qui porte le sens de l’action et la légitimité des missions «régaliennes» de l’Etat démocratique et, notamment, celle de l’action sociale.
Il convient de s’indigner comme Tocqueville du paradoxe démocratique :
«Nos contemporains sont incessamment travaillés par deux passions ennemies : ils sentent le besoin d’être conduits et l’envie de rester libres. Ne pouvant détruire ni l’un ni l’autre de ces instincts contraires, ils s’efforcent de les satisfaire à la fois tous les deux. Ils imaginent un pouvoir unique, tutélaire, tout-puissant, mais élu par les citoyens. Ils combinent la centralisation et la souveraineté du peuple. Cela leur donne quelque relâche. Ils se consolent d’être en tutelle, en songeant qu’ils ont eux-mêmes choisi leurs tuteurs...
Il y a, de nos jours, beaucoup de gens qui s’accommodent très aisément de cette espèce de compromis entre le despotisme administratif et la souveraineté du peuple, et qui pensent avoir assez garanti la liberté des individus, quand c’est au pouvoir national qu’ils la livrent» (Alexis de TOCQUEVILLE, op. cit., pp. 356-357).
Mais accordons-nous au moins sur le fait que lorsque la «nature du maître » est une grande idée philanthropique et généreuse, l’obéissance à cet idéal est plus respectable qu’une exigence cynique et mesquine destinée à maintenir un ordre et des privilèges sociaux.
Le compromis démocratique.
Le paradoxe de la démocratie, ce qui est fait son succès, mais qui la rend également vulnérable à la critique, c’est de proposer une dynamique sociale tout en maintenant « globalement » un ordre social traditionnel. La dynamique sociale tend à modifier insensiblement la structure sociale, mais, surtout, elle se garde de ne pas la renverser, car seuls les événements violents et anti-constitutionnels, guerre civile ou révolution sociale, ont le pouvoir de transformer radicalement l’ordre établi. La stabilité démocratique s’appuie sur ce paradoxe démocratique qui est la raison de son succès et la condition de sa pérennité.
Ce sont les périodes d’incertitude ou de sclérose sociales, c’est-à-dire quand la hiérarchie sociale n’est plus légitime ou que l’inertie sociale s’installe, qui portent les démocraties vers une solution autoritaire. Les démocrates s’accordent eux-mêmes pour renoncer à un gouvernement démocratique : l’histoire des républiques françaises, de Bonaparte à De Gaulle, montre comment l’idéologie des hommes providentiels met en danger les régimes démocratiques.
La démocratie est le régime de la paix et les partisans de la construction européenne rappellent volontiers cet aphorisme. Mais est-ce parce que la démocratie maintient la paix ou bien est-ce parce qu’elle peut difficilement survivre à la radicalité d’une période «révolutionnaire» ? Ni l’une ou l’autre des propositions n’est strictement vraie. La démocratie est le régime de la paix et notamment de la paix sociale moderne, mais elle n’est pas une assurance contre la guerre. C’est peut-être le sens qu’il faut donner à la fameuse formule attribuée à Churchill, «La démocratie est le pire des systèmes à l’exception des autres», car si la démocratie ne garantit pas la paix, il faut reconnaître que tous les autres régimes ne survivent que par l’état de guerre.
Claude DE BARROS
(texte publié dans la revue Les cahiers du travail social n°57, avril 2008)