I – Le ralliement à contretemps de la gauche au libéralisme.
La crise de la gauche en France et en Europe tient pour l’essentiel, à mon sens, au fait qu’elle s’est progressivement résignée à accepter comme une fatalité la domination du capital financier, la dictature de l’actionnariat et la loi des multinationales qui, au nom de la globalisation, mettent en concurrence les territoires et les mains-d’œuvre. La mondialisation est une stratégie. Les « armées de réserve industrielle » des pays à bas coûts de production pèsent sur les salaires et la protection sociale en France et en Europe occidentale, mais les pays émergents comme la Chine ne sont pas les premiers responsables de cette régression. Le capitalisme financier qui les domine, eux aussi, n’a pas attendu l’émergence de ces pays pour opérer, dès les années quatre-vingt, le grand renversement du partage de la valeur ajoutée entre le travail et le capital au profit de ce dernier. C’est ce capital financier qui met en œuvre la stratégie de la globalisation. Le chômage a été le principal moyen utilisé pour opérer une véritable déflation salariale, ainsi en France à partir de 1983.
La dérégulation qui a suivi s’insérait dans un dessein libéral néo-conservateur, né dans le monde anglo-saxon et mis en œuvre à partir de la victoire électorale en Grande-Bretagne de Mme Thatcher en 1979 et de M. Reagan aux Etats-Unis, l’année suivante. Cette volonté de déréglementation généralisée théorisée au départ par des économistes comme Friedrich Hayek et Milton Friedman, a correspondu à la volonté des Etats-Unis d’ouvrir les marchés aux produits de leurs multinationales et à leurs investissements, en cassant l’intervention des Etats dans l’économie et en faisant reculer partout, y compris à domicile, l’Etat providence. Cette politique a été mise en œuvre, au niveau mondial, par le GATT, devenu OMC en 1994, et par les politiques d’ajustement structurel du FMI. Elle a été relayée par l’Europe libérale à travers l’Acte Unique de 1987 et le traité de Maastricht de 1992. Elle a enfin été parachevée politiquement par le rapprochement entre les Etats-Unis et la Chine, et l’ouverture de celle-ci aux multinationales dans les années 78-80, et surtout par l’implosion du communisme en 1989-91, suivie de l’application de thérapies de choc libérales aux ex « pays socialistes ». Pour la première fois depuis 1914, l’économie de marché coïncidait à nouveau avec les limites de la planète. C’est ce capitalisme financier qui n’a pu se développer et ne peut se survivre qu’avec le soutien de l’Hyperpuissance américaine qui se débat aujourd’hui dans d’insolubles contradictions.
On se souvient des théories de Francis Fukuyama proclamant, au début des années quatre-vingt-dix « la fin de l’Histoire ». En France, François Furet, dès 1989, déclarait « la Révolution française terminée », en fait, selon lui, depuis Gambetta. La gauche n’avait plus qu’à se convertir au libéralisme. Ce qu’elle a fait avec peut-être plus de réticences apparentes en France que dans le reste de l’Europe, avec Tony Blair en Grande-Bretagne, d’Allema et Walter Veltroni en Italie et Gerhard Schröder en Allemagne, mais qu’elle a fait quand même, à mots couverts, pour finir aujourd’hui par un ralliement officiel au libéralisme, sous couleur de « modernité ». Ralliement si tardif qu’il s’opère aujourd’hui à contretemps : pour s’afficher « moderne », on se dit libéral, au moment où la globalisation libérale entre dans une crise systémique qui, pour la première fois, ouvre la perspective de sa remise en cause !
A son Université d’été de La Rochelle, le parti socialiste a donné le sentiment de se désintéresser des questions de fond, qu’il s’agisse de la crise économique mondiale ou des risques d’une nouvelle guerre froide sur notre continent. Le débat sur l’Europe qui avait traversé le parti socialiste lui-même en 2005 a été refermé. Cette attitude n’est pas tenable dans la durée.
La gauche européenne qui a longtemps défendu « l’Etat-Providence », retarde de plusieurs guerres, pour n’avoir pas su inscrire son projet dans une analyse d’ensemble de l’évolution du capitalisme financier contemporain et de la crise de la globalisation libérale.
II – Une méconnaissance de la nature même de la globalisation.
Comme ses homologues européens, le parti socialiste en France méconnaît, dans la plupart de ses composantes, le rôle central des Etats-Unis dans la globalisation. Ce sont eux qui, dès les années soixante-dix, l’ont impulsée en faisant du dollar la monnaie mondiale, et en se comportant comme si cette monnaie était seulement la leur. John Mc Cain est toujours sur cette ligne quand il déclare : « Le libre-échange sert la politique extérieure des Etats-Unis. » Terrible cécité : La crise financière actuelle n’est pas seulement la conséquence d’une politique bancaire aventurée. Elle résulte du fait que, depuis longtemps, les Etats-Unis vivent au-dessus de leurs moyens. Leur déficit commercial dépasse 700 milliards de dollars, soit 6 % de leur PIB. L’endettement des ménages américains, encouragé par le Trésor et le Federal Reserve Board, équivaut à ce même PIB. L’épargne américaine est dramatiquement insuffisante. Le financement de l’économie des Etats-Unis n’est possible que parce que celle-ci capte 80 % de l’épargne mondiale ! Le monde marche ainsi sur la tête. Pour enrayer la chute du dollar, les Etats-Unis ont choisi avec M. Bush la fuite en avant dans le domaine de la politique extérieure, avec le dessein de contrôler l’essentiel des richesses pétrolières et gazières mondiales. Malgré un budget militaire colossal de plus de 450 milliards de dollars, à lui seul la moitié des budgets de la défense dans le monde, les Etats-Unis se trouvent aujourd’hui enlisés militairement en Irak et en Afghanistan. Le choix est aujourd’hui entre le désengagement ou l’escalade. Logique avec lui-même, M. Mc Cain déclare que les troupes américaines resteront en Irak cent ans, s’il le faut.
C’est cette logique globale que les gauches européenne et française, dans leur majorité, se refusent à comprendre. Elles vivent dans l’illusion irénique qu’un retrait américain d’Irak suffirait à résoudre le problème. La crise de la globalisation libérale et le destin de l’Empire américain sont étroitement liés : on ne peut envisager une refondation progressiste de l’ordre international et l’organisation à l’échelle mondiale d’un nouveau « New-Deal » que dans le cadre d’un monde multipolaire régi par le droit et d’institutions internationales rénovées. C’est cette absence de vision historique et géopolitique qui explique l’incapacité de la gauche française et européenne à proposer une politique réellement alternative. Bien entendu, cette incapacité s’enracine aussi dans un attachement à l’hégémonie américaine, lié à un passé révolu. J’ai parlé d’« occidentalocentrisme » à propos de la politique étrangère de Nicolas Sarkozy. En réalité, cet occidentalocentrisme se retrouve largement dans la pensée de la majorité des dirigeants du PS, ce qui explique leurs contradictions dans le domaine de la politique extérieure, y compris européenne. C’est ainsi qu’ils se révèlent incapables de remettre en cause l’orientation libérale de la construction européenne : beaucoup de dirigeants socialistes ont volé au secours de Nicolas Sarkozy pour faire approuver le traité de Lisbonne. C’est ainsi encore qu’on voit certains de ces dirigeants se lancer dans de dangereuses surenchères sur la situation en Géorgie, comme si celle-ci n’était pas aussi le résultat de la politique américaine mise en œuvre pour s’assurer le contrôle des richesses pétrolières et gazières autour de la Mer Caspienne. Ce n’est pas un hasard si Nicolas Sarkozy utilise Bernard Kouchner et Jean-Pierre Jouyet pour mettre en œuvre sa politique. Celle-ci reflète le consensus de l’Establishment financier et des élites bien pensantes pour mettre en œuvre la politique que j’ai décrite comme « du pareil au même ».
Nous sommes donc confrontés à l’incapacité actuelle de la gauche française à « penser mondial ». La plupart des courants majoritaires du parti socialiste ne se distinguent guère dans la surenchère social-libérale. Ils veulent tous « adapter la France à la mondialisation ». Ils comptent avant tout sur les difficultés et les échecs de la droite pour revenir au pouvoir en 2012. Or, à préparer une alternance sans alternative, ils prennent le risque de se couper non seulement des couches populaires abandonnées à la droite dure ou à la gauche radicale, mais aussi de cette fraction consciente de l’électorat qui entend se déterminer d’abord en fonction des intérêts du pays et d’un projet politique convaincant que j’appelle le « courant républicain », soit deux à trois millions d’électeurs, une minorité donc, mais bien souvent capable de faire la décision.
Beaucoup d’hommes de gauche sincères se bercent encore de l’illusion que l’Union européenne à vingt-sept puisse agir par elle-même pour infléchir le cours de la globalisation libérale, ce dont à mon sens elle est absolument incapable sans une reprise de conscience politique de ses nations, et d’abord de la nôtre.
L’incapacité de la gauche française et européenne à « penser mondial » s’enracine donc dans la crise de l’idée républicaine et dans le discrédit de la nation comme vecteur principal de notre responsabilité vis-à-vis du monde : telle est la thèse que je voudrais au moins esquisser en conclusion de notre Université d’été.
III – Démonisation des nations et régression démocratique.
1. La construction européenne telle qu’elle s’est faite après les deux guerres mondiales a reposé sur l’illusion d’une démocratie post-nationale. Or, la démonisation et la démobilisation des nations comme cadre politique opératoire au profit d’une Europe dominée par des instances technocratiques - Commission, Banque Centrale, Cour de Justice européenne – dont la prépotence ne peut être dissimulée par les oripeaux d’un Parlement fantôme, a livré nos pays d’Europe à des politiques libérales menées au nom du « principe de la concurrence », relayant sur notre continent la globalisation libérale impulsée par les Etats-Unis.
Ce sont les peuples qui ont été frappés d’impuissance par cette démonisation de la nation. Quand on prive les peuples de leur passé, on les prive également de leur avenir. La France serait le pays de l’affaire Dreyfus, le pays de la collaboration et de Vichy, le pays du « Code noir » et de l’esclavagisme, un pays indécrottablement colonialiste. Il faut donc rappeler que la France c’est le pays de la Révolution française dont les adversaires animés par une féroce idéologie antiégalitaire et antisémite ont réussi, en 1894, à faire condamner le capitaine Dreyfus. Mais on oublie de rappeler que dans cette affaire ce sont les républicain, à la fin, qui ont gagné : le capitaine Dreyfus a été solennellement réhabilité en 1906 et la République est sortie victorieuse par la voie du suffrage universel de sa confrontation avec les courants nationalistes et antisémites de la fin du XIXe siècle.
Les contempteurs de la nation nous expliquent que la France a été irréparablement souillée par la collaboration. Ils oublient de dire que la France n’a pas mis au pouvoir un gouvernement fasciste par la voie des urnes. En 1936 elle a élu une Chambre de Front Populaire. La défaite de 1940 a été préparée et utilisée par les adversaires de la République. Mais a-t-on le droit d’oublier le général de Gaulle, la France Libre, Jean Moulin, la Résistance et l’hostilité de l’immense majorité du peuple français à l’occupant nazi ?
Les mêmes contempteurs de la nation française veulent faire de celle-ci la complice du « Code Noir » et de l’esclavagisme. C’est oublier le combat des philosophes, la Révolution, l’abolition de l’esclavage en 1794 par Robespierre et en 1848 par la Seconde République et Victor Schoelcher.
La France serait un pays indécrottablement colonialiste. On retient Voulet-Chanoine mais on oublie Savorgnan de Brazza. On oublie que le peuple français consulté par référendum s’est prononcé massivement pour l’autodétermination de l’Algérie en 1962 et par conséquent pour son indépendance dans la coopération avec la France. Il faut renouer avec notre histoire, avec ses ombres certes, mais aussi avec ses lumières ; C’est la seule manière pour notre peuple de retrouver la raisonnable confiance en lui-même dont il a besoin pour construire à nouveau son avenir.
Et de la même manière les autres peuples d’Europe doivent renouer avec le fil de leur Histoire pour qu’ensemble nous puissions nous tourner vers l’avenir.
2. En même temps que la mise en congé de la nation républicaine débouchait sur la crise du civisme, l’avènement du « tout marché » entraînait le creusement des inégalités, la mise à l’encan des services publics, et le repli sur soi. C’est ainsi que le Président de la Poste, M. Jean-Paul Bailly, déclarait, selon Le Figaro du 29 août, que la mise en Bourse de la Poste aurait deux avantages : « elle aurait l’assentiment de la Commission européenne et pourrait créer un choc culturel au sein de l’entreprise ». Nous sommes bien placés dans nos départements pour observer, avant l’heure, les conséquences de cette privatisation du service public : fermetures de bureaux de postes dans les zones rurales, et les quartiers périphériques, allongement des délais d’acheminement du courrier ordinaire, au prétexte d’affronter la concurrence. C’est à juste titre que le Comité de liaison de la gauche a décidé de lancer une pétition contre la privatisation de la poste.
Mais cette libéralisation à outrance n’est pas tombée du ciel : elle a été voulue ou acceptée par tous nos gouvernements successifs – faut-il rappeler les sommets de Lisbonne et de Barcelone ? M. Jouyet officiait déjà au cabinet du Premier ministre … C’est au nom de la concurrence qu’on a libéralisé les prix de l’énergie, au bénéfice, paraît-il, du consommateur. Curieusement, la facture de l’électricité et du gaz a explosé ! Demain la concurrence prévaudra aussi dans le domaine ferroviaire.
La politique de M. Sarkozy donne ainsi une cohérence d’ensemble à un choix d’alignement sur le tout-marché : le pouvoir d’achat est rogné par l’inflation. Le gouvernement prétend le sauvegarder en supprimant les protections dont bénéficiaient les petits commerces de centre-ville. En fait, « travailler plus et gagner moins », tel est le programme réel que des économistes soutenant le gouvernement, tel M. Nicolas Baverez, revendiquent ouvertement. Sous le nom de « révision générale des politiques publiques », c’est un repli systématique de l’Etat qui se met en œuvre autour des chefs-lieux de régions, laissant les autres départements en quasi déshérence du point de vue de l’administration de l’Etat. Le département lui-même, en tant que collectivité décentralisée, est menacé au prétexte de la suppression d’un échelon administratif, sans qu’on réponde à la question de savoir à quel niveau ses compétences, notamment en matière sociale, seraient mieux exercées. Chacun sent bien que c’est le service public de proximité qui en souffrira en premier lieu. Tout cela se passe en silence, en l’absence de tout débat public.
En réalité, la politique de M. Sarkozy est télescopée de plein fouet par la crise de la globalisation libérale. Le « fondamentalisme de marché » qui a soutenu le thatchérisme, le reaganisme, le consensus de Washington et, en France, la politique de rigueur, a creusé partout les inégalités, nourri la spéculation et engendré une crise systémique sans précédent. Joseph Stieglitz, prix Nobel d’Economie, a dénoncé l’illusion selon laquelle « les marchés sont auto correcteurs, distribuent efficacement les ressources et servent l’intérêt général. » Or c’est cette illusion-là qui soutient partout les politiques libérales au niveau national, européen et mondial.
IV – Caractère central de la question européenne dans la refondation de la gauche
La politique mise en œuvre par M. Sarkozy est une facette redoublée de cette politique néfaste que poursuit dans toute l’Europe la Commission européenne. C’est pourquoi il n’est pas possible d’ouvrir une alternative véritable sans remettre en cause l’orientation libérale imposée d’en haut par les instances européennes. Cette constatation de bon sens rencontre fréquemment l’objection que les politiques européennes sont celles qu’ont acceptées au Conseil des ministres les gouvernements nationaux. Cette objection fréquemment avancée par beaucoup de dirigeants socialistes ne tient pas la route, car le poids de la bienpensance européenne est tel que les gouvernements nationaux sont d’avance tétanisés à l’idée de vouloir s’en affranchir tant soit peu : ils seraient aussitôt taxés de régression « nationaliste », et mis au ban de l’Europe bien pensante, c’est-à-dire libérale.
C’est pourquoi la tâche de la gauche n’est pas seulement de réhabiliter le concept de nation républicaine comme communauté de citoyens mais d’en faire le vecteur d’une autre idée de l’Europe. Car l’Europe de MM. Barroso et Solana est une Europe anémiée, invertébrée, réduite à une bien-pensance libérale qui l’empêche d’être un acteur de son destin.
L’Europe a besoin de l’entente de ses nations et d’abord de ses grandes nations : l’Allemagne, la France, l’Italie, l’Espagne, la Grande-Bretagne, la Pologne délivrée des cauchemars du passé et j’ajoute même la Russie. Comment oublier qu’en 2003 c’est l’entente du Président de la République française, du Chancelier de l’Allemagne fédérale et du Président russe qui ont privé l’invasion américaine de l’Irak du sceau de la légalité et par conséquent de la respectabilité internationale ? Immense service rendu à la cause de ce qu’on appelle le dialogue des civilisations ou plus justement dialogue des cultures. L’Europe a besoin de nations vivantes et démocratiques capables de s’inscrire ensemble dans une vision partagée de l’avenir. Une vision de progrès social mais aussi d’identité politique par rapport aux autres aires géographiques de la planète. L’Europe ne peut pas être une filiale ou plutôt un ensemble de filiales de la holding américaine.
Il faut avoir le courage d’affronter la question européenne. Nous ne sommes évidemment pas contre l’idée européenne. Au contraire, nous sommes favorables à l’organisation d’une Europe à géométrie variable, car fondée sur la démocratie qui vit dans ses nations. Nous militons pour un gouvernement économique de la zone euro afin de contrebalancer l’omnipotence actuelle de la Banque Centrale européenne et de mieux protéger nos industries. Nous ne croyons pas non plus que la France soit vouée à s’effacer pour s’aligner sur la politique décidée à Washington. C’est pourquoi nous avons toujours refusé et nous refuserons toujours de donner congé à la souveraineté populaire. Nous savons que l’idée même du peuple français est aujourd’hui en danger parce qu’elle est combattue de droite par les élites ralliées à la domination du capital financier et souvent aussi, hélas, de gauche, par des courants libéraux ou même anarchistes qui n’ont jamais compris ce qu’est la République.
La République porte des idéaux universels mais elle s’enracine dans une identité collective, celle de la France. Oublier notre histoire, ignorer une géopolitique élémentaire, ne plus savoir même quelle place nous occupons sur la carte du monde, c’est évidemment méconnaître les intérêts fondamentaux de notre peuple, s’exposer à de terribles régressions, laisser la France et sa riche histoire à la droite et à l’extrême droite. Cette vue myope des choses serait suicidaire pour la gauche en France mais aussi en Europe..
Elle le serait d’autant plus que l’Empire américain, tel qu’il s’est établi depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, touche à sa fin. Il est clair que les Etats-Unis n’ont plus aujourd’hui la capacité de dominer seuls le monde. Ils cherchent partout en Europe, au Japon, et même en Inde, des supplétifs. Ils n’ont évidemment pas renoncé à exercer partout leur hégémonie, se concevant eux-mêmes, comme l’a rappelé utilement Hubert Védrine dans le Monde Diplomatique, comme le moyeu d’une roue de bicyclette dont chaque pays serait un rayon, s’instituant ainsi comme une sorte de « hub », de « passage obligé », pour les autres nations, en fonction du principe que chaque pays préfère l’hégémonie américaine à celle de son voisin plus puissant. Cette vision est cependant trop sommaire. Nous entrons dans une ère nouvelle où plusieurs pôles existeront dans l’ordre international : Chine, Inde, Russie, etc. La question qui se pose est celle de savoir quelle place l’Europe et la France tiendront dans cette nouvelle organisation du monde. La réponse apportée par la politique de M. Sarkozy est simple, c’est : aucune. Ni la France ni l’Europe, avec la politique de Nicolas Sarkozy, ne seront jamais un pôle dans le monde de demain.
V – La tentation de l’occidentalocentrisme
Dans un livre récent, trop peu lu, « Pour une Union occidentale », M. Balladur à l’école duquel Nicolas Sarkozy s’est formé, a théorisé ce que j’appelle « l’occidentalocentrisme » : les pays de souche européenne ne sont plus aujourd’hui à l’échelle du monde qu’une minorité déclinante. Pour préserver les avantages acquis de l’Occident, en fait ceux du capital financier, il est essentiel, selon cette théorie, de resserrer les rangs autour des Etats-Unis pour faire face à la montée des pays émergents. Je résume bien entendu la thèse développée par M. Balladur, observant qu’elle est, en fait, mise en œuvre par M. Sarkozy qui inscrit la politique française dans le sillage de la politique américaine, que ce soit en Afghanistan, ou face à l’Iran, ou en Géorgie face à la Russie, ou encore en annonçant son intention de rejoindre l’organisation militaire intégrée de l’OTAN, au prétexte illusoire de construire par ailleurs une « défense européenne ».
De Gaulle avait soustrait nos états-majors au commandement d’officiers généraux américains pour affirmer le principe d’une France indépendante, capable de faire valoir ses vues, raisonnablement s’entend, partout dans le monde. Qui peut contester que les vues du général de Gaulle étaient prémonitoires, vis-à-vis de la Chine, sur la guerre du Vietnam, ou encore sur les conséquences désastreuses de l’occupation des territoires palestiniens pour Israël ?
C’est à près d’un demi-siècle de politique étrangère indépendante, ou en tout cas relativement indépendante, que M. Sarkozy va mettre fin, et il le fera au plus mauvais moment, au nom de cette théorie erronée et dangereuse que j’ai appelée « l’occidentalocentrisme ».
Il est bien vrai que les pays du Sud ont généralement en commun le fait d’avoir été à un moment ou à un autre colonisés par tel ou tel pays européen. Mais faut-il figer et perpétuer cette opposition Nord-Sud qui fait l’impasse sur la diversité des civilisations et des nations au Sud comme au Nord ? Qui ne voit le danger d’un tel manichéisme qui coaliserait le Nord contre le Sud et réciproquement, les pays du Sud contre un Occident blanc replié sur lui-même ou théorisant la guerre-préventive, ou pourquoi pas la possibilité de l’emploi en premier de l’arme nucléaire, comme on l’a vu faire récemment par cinq anciens chefs d’Etat-Major, dont l’Amiral Lanxade pour la France ?
Cette idéologie occidentalocentriste est dangereuse pour la paix. Elle est dangereuse pour l’Europe au sein de laquelle la France affirmait traditionnellement une certaine volonté d’autonomie, pour le bien des autres autant que pour le sien propre. Elle est dangereuse enfin pour la France qui ne peut méconnaître sans graves conséquences à la fois le centre de gravité de ses intérêts et sa vocation universelle. Cette idéologie occidentalocentriste n’épargne malheureusement pas des secteurs importants de la gauche.
L’idéologie des droits de l’homme, déconnectés des droits des citoyens, constitue une couverture commode pour toutes les dérives expéditionnaires et nous devrions davantage prêter l’oreille à ceux qui, au Sud, voient dans le « devoir d’ingérence » professé par Bernard Kouchner la résurgence d’un état d’esprit colonial ou néocolonial.
Je vais prendre quatre exemples qui ne m’éloigneront qu’en apparence du sujet de notre Université d’été qui est – je le rappelle – la refondation républicaine de la gauche. Celle-ci en effet ne sera possible que si la gauche rompt avec l’occidentalocentrisme et renoue avec l’universalisme républicain.
1. Premier exemple : Etait-il bien judicieux, en septembre 2007, à la Conférence des Ambassadeurs, d’évoquer, comme l’ont fait Nicolas Sarkozy et Bernard Kouchner, l’imminence d’une guerre avec l’Iran, alors que Barak Obama, s’il est élu en novembre prochain, évoque publiquement l’idée d’une négociation entre les Etats-Unis et ce pays ? Les expéditions militaires desservent la cause de la non-prolifération nucléaire parce qu’elles donnent un argument de poids aux pays qui veulent se doter d’une arme atomique. L’alignement français sur les positions de M. Bush a évidemment nui à nos intérêts et à notre image dans le monde.
2. Deuxième exemple : L’Afghanistan. Le Président de la République a renforcé notre contingent militaire et étendu ses missions, contre la meilleure intuition du candidat Sarkozy qui ne jugeait pas la contribution de nos forces « décisive » pour la solution du problème afghan. Nous voilà aujourd’hui embarqués dans une croisade pour les valeurs démocratiques, au nom d’une « guerre contre la terreur » proclamée par le Président Bush, concept extrêmement flou qui n’opère pas la distinction nécessaire entre Al Quaïda et les tribus pachtounes qui représentent plus de la moitié des Afghans. L’idée qu’on puisse faire passer l’Afghanistan du Moyen Age au XXIe siècle à coup de bombes plus ou moins téléguidées est évidemment absurde. Les guérillas auxquelles les forces de l’OTAN sont affrontées n’ont pour la plupart rien à voir avec Ben Laden. On ne fera rien en Afghanistan sans s’appuyer d’abord sur le peuple afghan. En attendant, voici nos forces enlisées derrière celles des Etats-Unis dans une zone géographique qui n’a jamais correspondu à nos intérêts géopolitiques, et associées à l’idée pernicieuse d’une « guerre des civilisations ».
3. Troisième théâtre : La Géorgie et le Caucase. On ne peut traiter de cette question complexe en faisant comme si la politique américaine dans cette région n’avait pas pesé lourdement dans le contentieux entre la Géorgie et la Russie et comme si l’Europe n’avait pas des intérêts propres distincts de ceux des Etats-Unis. Le partenariat stratégique avec la Russie est évidemment un enjeu décisif pour l’autonomie de notre continent et pas seulement sur le plan énergétique. Ce qui est en jeu c’est l’autonomie politique de l’Europe et sa capacité à s’affirmer comme un pôle autonome dans le monde de demain. Certes la reconnaissance par la Russie de l’Ossétie du Sud et de l’Abkhazie est contraire au droit international mais celle du Kosovo par les Etats-Unis et la plupart des pays de l’Union européenne, ce printemps, ne l’était pas moins. La crise géorgienne démontre la folie que serait une extension de l’OTAN à la Géorgie et à l’Ukraine et l’inconséquence d’un retour de la France dans les structures militaires intégrées de l’OTAN.
4. Ce retour dans l’organisation militaire intégrée de l’OTAN serait une quatrième erreur. Une nouvelle guerre froide diviserait notre continent. Elle peut arranger les Etats-Unis : Samuel Huntington dans « Le clash des civilisations », en 1994, n’avait pas dessiné par hasard une frontière entre une soi-disant « civilisation occidentale » et une soi-disant « civilisation orthodoxe ». « Diviser pour mieux régner » a toujours été l’adage des puissances dominantes. Mais les intérêts prioritaires de la France ne sont pas en Mer Noire et encore moins en Caspienne ou en Asie Centrale. Ils sont d’abord là où nous sommes, c’est-à-dire en Europe. Il est dangereux de se laisser entraîner trop loin du centre de gravité de ses intérêts. Il faut accepter que les valeurs universelles de la République puissent être défendues de manière différente selon qu’elles engagent ou non les intérêts fondamentaux du pays. La première mondialisation a sombré dans la première guerre mondiale que la mécanique d’alliances trop rigides a rendue inévitable. Evitons qu’il en aille ainsi de l’actuelle mondialisation américaine et que la France par le biais de l’OTAN ne soit de plus en plus entraînée selon l’expression du Général de Gaulle « dans des guerres qui ne sont pas les siennes ».
VI – La gauche et la nation.
La question de l’intérêt national est évidemment au cœur des débats de la gauche. Il y a ceux pour lesquels cette question existe et ceux qui, par légèreté et inconséquence, selon moi, font comme si elle n’existait pas. Je propose donc que la question de la nation républicaine soit mise au cœur du débat sur la refondation de la gauche. Elle sera ainsi fidèle à la pensée de Jaurès. Elle transcendera des clivages dépassés. Clémenceau a été l’homme de la France, mais il était aussi un homme de gauche, et on ne peut plus le démoniser aujourd’hui qu’au nom d’un révolutionnarisme dépassé, comme l’a très bien montré Michel Winnock dans la biographie qu’il lui a consacré. Et De Gaulle, qui se voulait « l’homme de la nation », qui peut contester que la France lui doit, en 1944-45, les avancées sociales les plus décisives qu’elle ait jamais connues ? La gauche, si elle veut devenir hégémonique en France, au plan des idées, doit rompre avec le sectarisme de vues étriquées.
Elle doit à la fois rassembler et renouer avec les couches populaires dont le patriotisme n’est pas éteint. Ringardise ? Non ! Le patriotisme défini comme l’amour des siens, à la différence du nationalisme qui est la haine des autres, est nécessaire à la renaissance du civisme ! Le sentiment d’appartenance à une identité collective forte est indispensable à l’acceptation de règles définies en commun.
Notre pays vit une grave crise de société et d’identité. Il doit réapprendre à s’aimer et il ne pourra s’aimer qu’en parlant librement aux autres. La France d’aujourd’hui ne tient plus par grand-chose, sinon par ce qui reste du service public et par l’exceptionnel maillage démocratique de ses communes. Mais combien cela est fragile !
VII – Une gauche de projet
C’est donc d’un sursaut civique et démocratique que peut procéder le redressement. Ce redressement est la tâche qui incombe à une gauche refondée. Si la gauche n’est pas capable de concevoir ce sursaut salvateur, elle ne reviendra pas au pouvoir en 2012, car il ne faut pas sous-estimer Nicolas Sarkozy ou tomber dans un antisarkozysme primaire ; la gauche a besoin d’un projet solide s’inscrivant dans une vision d’avenir et non d’une opposition systématique et quasi pavlovienne qui ferait seulement voir l’inconsistance de ses positions de fond. Je ne prendrai qu’un exemple qui paraîtra mineur : je suggère que nous réfléchissions objectivement sur le RSA (revenu social d’activité). Il est évident que les titulaires du RMI doivent trouver un avantage financier substantiel pour travailler à nouveau. Sinon que répondre à ceux qui vous disent : « Je perdrais de l’argent en reprenant une activité » ? Il ne m’échappe pas que le RSA peut encourager le travail à temps partiel mais le travail à temps partiel a un effet de socialisation et vaut mieux en définitive que l’inactivité.
Enfin, le mode de financement, c’est-à-dire la taxation des revenus du capital, va dans le sens que nous avons toujours souhaité, même s’il ne remet pas en cause un « paquet fiscal » que nous avons critiqué en son temps. A ma connaissance il n’a jamais été envisagé à ce jour de faire passer à la caisse les collectivités locales et nous y serions évidemment opposés. Il me semble que dans notre manière de nous opposer, il doit y avoir une préfiguration de ce que sera notre action future. Si nous disons non à tout, c’est qu’en fait nous ne proposons rien. Soyons donc capables de dire oui à ce que nous réclamons nous-mêmes et mettons quelquefois en œuvre dans certains départements.
Refusons la démagogie et travaillons dès maintenant à construire une opposition responsable. La responsabilité n’est nullement exclusive d’une grande ambition.
VIII – Une refondation à la fois nationale, européenne et mondiale.
J’en viens aux perspectives de la refondation de la gauche. Le débat sur ce sujet ne fait que commencer. Je n’ignore rien des rivalités de boutique et des objections que suscite la création d’un grand parti de toute la gauche. Il faut un évènement qui fasse électrochoc. Nous avons des divergences ? La belle affaire ! Elles peuvent, je le crois, se régler par le débat dès lors que les questions de fond auront été abordées.
Permettez-moi d’abord une observation : Le parti socialiste est certes la formation la plus nombreuse à gauche, mais elle est loin d’être majoritaire dans le pays. Et il ne lui sert à rien de dominer à gauche, si la gauche est durablement confinée dans l’opposition. Il faut un électrochoc ! Peu importe, à la limite, la structure : nouvelle formation, fédération, confédération. Ce qui est important c’est d’affirmer un dessein pour la France, c’est d’organiser le retour de la France en Europe et dans le monde. C’est ce débat-là qu’il faut lancer, sur le fond des choses ! La crise de la globalisation libérale nous offre la chance de proposer ce nouveau dessein :
- Refondation des institutions internationales pour un monde multipolaire et pacifique, régi par le droit.
- Organisation d’un nouveau « New-Deal » à l’échelle mondiale pour concilier le progrès social dans les anciens pays industriels, l’émergence des grands pays du Sud et la construction d’Etats dignes de ce nom, dans les pays qu’on dit « les moins avancés ».
- Réorientation de la construction européenne au plan monétaire, industriel et social, ce qui implique un changement de cap politique en Allemagne, auquel la gauche française devrait s’intéresser davantage. Nous avons une occasion historique de refonder la gauche à la fois au niveau français, européen et mondial. Prenons pleinement conscience de l’épuisement du capitalisme financier qui a été l’horizon de toutes les politiques économiques depuis vingt-cinq ans. La négligence des questions industrielles, sociales, environnementales aussi bien que des enjeux de long terme que seuls les Etats peuvent maîtriser, ne peut plus durer ! L’OMC doit être cantonnée à un rôle d’arbitre entre plusieurs zones régionales d’intégration commerciale. Les déséquilibres sociaux, environnementaux et monétaires doivent être pris en compte dans les règles du commerce international. A défaut, l’Union européenne doit rétablir une préférence communautaire. Le FMI doit être absorbé dans la Banque Mondiale qui doit financer les infrastructures des pays les plus pauvres, à commencer par l’Afrique. Les statuts de la BCE doivent être modifiés, un gouvernement économique de la zone euro institué. Le paquet fiscal doit être abrogé. Les ressources dégagées iront aux investissements nécessaires dans l’économie de la connaissance. L’encadrement législatif des relations sociales doit veiller au rôle des représentants des salariés. Bref, la gauche doit changer d’horizon, et s’affranchir du capital financier.
- Enfin en France même elle doit susciter une renaissance républicaine, comme celles que notre pays a connues à la fin du XIXe siècle ou après la deuxième guerre mondiale.
IX – Des primaires à gauche
Faisons d’abord lever ce débat ! la Fédération ou la Confédération de toute la gauche n’organiserait-elle pas de vastes primaires à gauche en 2011, largement ouvertes à tous les militants et sympathisants ? J’entends dire que cette ouverture qui réussit assez bien aux Etats-Unis ferait perdre au parti socialiste son rôle directeur. Mais c’est une vue étroite des choses. Il faut sortir de l’esprit de boutique et parler au pays. Je crois que celui-ci est prêt à entendre un langage audacieux qui lui apprendrait à penser à nouveau collectivement et à comprendre ce que le mot « peuple » veut dire.
Ce que le regard collectif a défait, comme l’a montré Patrick Quinqueton, la « classe ouvrière », le « citoyen », le regard collectif doit le retrouver : le « peuple en corps », c’est-à-dire l’ensemble des citoyens, à nouveau convoqués à l’existence politique.
C’est cela que nous avons à réinventer : « le peuple français » d’abord mais aussi le peuple français s’adressant à une Europe des peuples, capable d’exister par elle-même et de parler au monde entier ; c’est cette ambition et le regard qui manquent aujourd’hui à la gauche. Il est temps de les lui redonner. Nous n’y parviendrons pas seuls, mais au moins nous pouvons, seuls s’il le faut, témoigner de cette exigence !
Nous aiderons ainsi le peuple français à se retrouver et à poursuivre son Histoire, dans une Europe renouvelée, une Europe des peuples, qui pourra, elle, être aussi un pôle dans le monde de demain, un pôle nécessaire, indispensable au dialogue des nations et des cultures. Voilà un projet exaltant et réaliste à la fois. Il faudra l’incarner car nous ne pouvons pas laisser plus longtemps la gauche en déshérence.
Courage donc camarades, imagination et détermination ! Croyons en la France, croyons en notre capacité d’action collective, croyons en l’avenir du peuple français !
La crise de la gauche en France et en Europe tient pour l’essentiel, à mon sens, au fait qu’elle s’est progressivement résignée à accepter comme une fatalité la domination du capital financier, la dictature de l’actionnariat et la loi des multinationales qui, au nom de la globalisation, mettent en concurrence les territoires et les mains-d’œuvre. La mondialisation est une stratégie. Les « armées de réserve industrielle » des pays à bas coûts de production pèsent sur les salaires et la protection sociale en France et en Europe occidentale, mais les pays émergents comme la Chine ne sont pas les premiers responsables de cette régression. Le capitalisme financier qui les domine, eux aussi, n’a pas attendu l’émergence de ces pays pour opérer, dès les années quatre-vingt, le grand renversement du partage de la valeur ajoutée entre le travail et le capital au profit de ce dernier. C’est ce capital financier qui met en œuvre la stratégie de la globalisation. Le chômage a été le principal moyen utilisé pour opérer une véritable déflation salariale, ainsi en France à partir de 1983.
La dérégulation qui a suivi s’insérait dans un dessein libéral néo-conservateur, né dans le monde anglo-saxon et mis en œuvre à partir de la victoire électorale en Grande-Bretagne de Mme Thatcher en 1979 et de M. Reagan aux Etats-Unis, l’année suivante. Cette volonté de déréglementation généralisée théorisée au départ par des économistes comme Friedrich Hayek et Milton Friedman, a correspondu à la volonté des Etats-Unis d’ouvrir les marchés aux produits de leurs multinationales et à leurs investissements, en cassant l’intervention des Etats dans l’économie et en faisant reculer partout, y compris à domicile, l’Etat providence. Cette politique a été mise en œuvre, au niveau mondial, par le GATT, devenu OMC en 1994, et par les politiques d’ajustement structurel du FMI. Elle a été relayée par l’Europe libérale à travers l’Acte Unique de 1987 et le traité de Maastricht de 1992. Elle a enfin été parachevée politiquement par le rapprochement entre les Etats-Unis et la Chine, et l’ouverture de celle-ci aux multinationales dans les années 78-80, et surtout par l’implosion du communisme en 1989-91, suivie de l’application de thérapies de choc libérales aux ex « pays socialistes ». Pour la première fois depuis 1914, l’économie de marché coïncidait à nouveau avec les limites de la planète. C’est ce capitalisme financier qui n’a pu se développer et ne peut se survivre qu’avec le soutien de l’Hyperpuissance américaine qui se débat aujourd’hui dans d’insolubles contradictions.
On se souvient des théories de Francis Fukuyama proclamant, au début des années quatre-vingt-dix « la fin de l’Histoire ». En France, François Furet, dès 1989, déclarait « la Révolution française terminée », en fait, selon lui, depuis Gambetta. La gauche n’avait plus qu’à se convertir au libéralisme. Ce qu’elle a fait avec peut-être plus de réticences apparentes en France que dans le reste de l’Europe, avec Tony Blair en Grande-Bretagne, d’Allema et Walter Veltroni en Italie et Gerhard Schröder en Allemagne, mais qu’elle a fait quand même, à mots couverts, pour finir aujourd’hui par un ralliement officiel au libéralisme, sous couleur de « modernité ». Ralliement si tardif qu’il s’opère aujourd’hui à contretemps : pour s’afficher « moderne », on se dit libéral, au moment où la globalisation libérale entre dans une crise systémique qui, pour la première fois, ouvre la perspective de sa remise en cause !
A son Université d’été de La Rochelle, le parti socialiste a donné le sentiment de se désintéresser des questions de fond, qu’il s’agisse de la crise économique mondiale ou des risques d’une nouvelle guerre froide sur notre continent. Le débat sur l’Europe qui avait traversé le parti socialiste lui-même en 2005 a été refermé. Cette attitude n’est pas tenable dans la durée.
La gauche européenne qui a longtemps défendu « l’Etat-Providence », retarde de plusieurs guerres, pour n’avoir pas su inscrire son projet dans une analyse d’ensemble de l’évolution du capitalisme financier contemporain et de la crise de la globalisation libérale.
II – Une méconnaissance de la nature même de la globalisation.
Comme ses homologues européens, le parti socialiste en France méconnaît, dans la plupart de ses composantes, le rôle central des Etats-Unis dans la globalisation. Ce sont eux qui, dès les années soixante-dix, l’ont impulsée en faisant du dollar la monnaie mondiale, et en se comportant comme si cette monnaie était seulement la leur. John Mc Cain est toujours sur cette ligne quand il déclare : « Le libre-échange sert la politique extérieure des Etats-Unis. » Terrible cécité : La crise financière actuelle n’est pas seulement la conséquence d’une politique bancaire aventurée. Elle résulte du fait que, depuis longtemps, les Etats-Unis vivent au-dessus de leurs moyens. Leur déficit commercial dépasse 700 milliards de dollars, soit 6 % de leur PIB. L’endettement des ménages américains, encouragé par le Trésor et le Federal Reserve Board, équivaut à ce même PIB. L’épargne américaine est dramatiquement insuffisante. Le financement de l’économie des Etats-Unis n’est possible que parce que celle-ci capte 80 % de l’épargne mondiale ! Le monde marche ainsi sur la tête. Pour enrayer la chute du dollar, les Etats-Unis ont choisi avec M. Bush la fuite en avant dans le domaine de la politique extérieure, avec le dessein de contrôler l’essentiel des richesses pétrolières et gazières mondiales. Malgré un budget militaire colossal de plus de 450 milliards de dollars, à lui seul la moitié des budgets de la défense dans le monde, les Etats-Unis se trouvent aujourd’hui enlisés militairement en Irak et en Afghanistan. Le choix est aujourd’hui entre le désengagement ou l’escalade. Logique avec lui-même, M. Mc Cain déclare que les troupes américaines resteront en Irak cent ans, s’il le faut.
C’est cette logique globale que les gauches européenne et française, dans leur majorité, se refusent à comprendre. Elles vivent dans l’illusion irénique qu’un retrait américain d’Irak suffirait à résoudre le problème. La crise de la globalisation libérale et le destin de l’Empire américain sont étroitement liés : on ne peut envisager une refondation progressiste de l’ordre international et l’organisation à l’échelle mondiale d’un nouveau « New-Deal » que dans le cadre d’un monde multipolaire régi par le droit et d’institutions internationales rénovées. C’est cette absence de vision historique et géopolitique qui explique l’incapacité de la gauche française et européenne à proposer une politique réellement alternative. Bien entendu, cette incapacité s’enracine aussi dans un attachement à l’hégémonie américaine, lié à un passé révolu. J’ai parlé d’« occidentalocentrisme » à propos de la politique étrangère de Nicolas Sarkozy. En réalité, cet occidentalocentrisme se retrouve largement dans la pensée de la majorité des dirigeants du PS, ce qui explique leurs contradictions dans le domaine de la politique extérieure, y compris européenne. C’est ainsi qu’ils se révèlent incapables de remettre en cause l’orientation libérale de la construction européenne : beaucoup de dirigeants socialistes ont volé au secours de Nicolas Sarkozy pour faire approuver le traité de Lisbonne. C’est ainsi encore qu’on voit certains de ces dirigeants se lancer dans de dangereuses surenchères sur la situation en Géorgie, comme si celle-ci n’était pas aussi le résultat de la politique américaine mise en œuvre pour s’assurer le contrôle des richesses pétrolières et gazières autour de la Mer Caspienne. Ce n’est pas un hasard si Nicolas Sarkozy utilise Bernard Kouchner et Jean-Pierre Jouyet pour mettre en œuvre sa politique. Celle-ci reflète le consensus de l’Establishment financier et des élites bien pensantes pour mettre en œuvre la politique que j’ai décrite comme « du pareil au même ».
Nous sommes donc confrontés à l’incapacité actuelle de la gauche française à « penser mondial ». La plupart des courants majoritaires du parti socialiste ne se distinguent guère dans la surenchère social-libérale. Ils veulent tous « adapter la France à la mondialisation ». Ils comptent avant tout sur les difficultés et les échecs de la droite pour revenir au pouvoir en 2012. Or, à préparer une alternance sans alternative, ils prennent le risque de se couper non seulement des couches populaires abandonnées à la droite dure ou à la gauche radicale, mais aussi de cette fraction consciente de l’électorat qui entend se déterminer d’abord en fonction des intérêts du pays et d’un projet politique convaincant que j’appelle le « courant républicain », soit deux à trois millions d’électeurs, une minorité donc, mais bien souvent capable de faire la décision.
Beaucoup d’hommes de gauche sincères se bercent encore de l’illusion que l’Union européenne à vingt-sept puisse agir par elle-même pour infléchir le cours de la globalisation libérale, ce dont à mon sens elle est absolument incapable sans une reprise de conscience politique de ses nations, et d’abord de la nôtre.
L’incapacité de la gauche française et européenne à « penser mondial » s’enracine donc dans la crise de l’idée républicaine et dans le discrédit de la nation comme vecteur principal de notre responsabilité vis-à-vis du monde : telle est la thèse que je voudrais au moins esquisser en conclusion de notre Université d’été.
III – Démonisation des nations et régression démocratique.
1. La construction européenne telle qu’elle s’est faite après les deux guerres mondiales a reposé sur l’illusion d’une démocratie post-nationale. Or, la démonisation et la démobilisation des nations comme cadre politique opératoire au profit d’une Europe dominée par des instances technocratiques - Commission, Banque Centrale, Cour de Justice européenne – dont la prépotence ne peut être dissimulée par les oripeaux d’un Parlement fantôme, a livré nos pays d’Europe à des politiques libérales menées au nom du « principe de la concurrence », relayant sur notre continent la globalisation libérale impulsée par les Etats-Unis.
Ce sont les peuples qui ont été frappés d’impuissance par cette démonisation de la nation. Quand on prive les peuples de leur passé, on les prive également de leur avenir. La France serait le pays de l’affaire Dreyfus, le pays de la collaboration et de Vichy, le pays du « Code noir » et de l’esclavagisme, un pays indécrottablement colonialiste. Il faut donc rappeler que la France c’est le pays de la Révolution française dont les adversaires animés par une féroce idéologie antiégalitaire et antisémite ont réussi, en 1894, à faire condamner le capitaine Dreyfus. Mais on oublie de rappeler que dans cette affaire ce sont les républicain, à la fin, qui ont gagné : le capitaine Dreyfus a été solennellement réhabilité en 1906 et la République est sortie victorieuse par la voie du suffrage universel de sa confrontation avec les courants nationalistes et antisémites de la fin du XIXe siècle.
Les contempteurs de la nation nous expliquent que la France a été irréparablement souillée par la collaboration. Ils oublient de dire que la France n’a pas mis au pouvoir un gouvernement fasciste par la voie des urnes. En 1936 elle a élu une Chambre de Front Populaire. La défaite de 1940 a été préparée et utilisée par les adversaires de la République. Mais a-t-on le droit d’oublier le général de Gaulle, la France Libre, Jean Moulin, la Résistance et l’hostilité de l’immense majorité du peuple français à l’occupant nazi ?
Les mêmes contempteurs de la nation française veulent faire de celle-ci la complice du « Code Noir » et de l’esclavagisme. C’est oublier le combat des philosophes, la Révolution, l’abolition de l’esclavage en 1794 par Robespierre et en 1848 par la Seconde République et Victor Schoelcher.
La France serait un pays indécrottablement colonialiste. On retient Voulet-Chanoine mais on oublie Savorgnan de Brazza. On oublie que le peuple français consulté par référendum s’est prononcé massivement pour l’autodétermination de l’Algérie en 1962 et par conséquent pour son indépendance dans la coopération avec la France. Il faut renouer avec notre histoire, avec ses ombres certes, mais aussi avec ses lumières ; C’est la seule manière pour notre peuple de retrouver la raisonnable confiance en lui-même dont il a besoin pour construire à nouveau son avenir.
Et de la même manière les autres peuples d’Europe doivent renouer avec le fil de leur Histoire pour qu’ensemble nous puissions nous tourner vers l’avenir.
2. En même temps que la mise en congé de la nation républicaine débouchait sur la crise du civisme, l’avènement du « tout marché » entraînait le creusement des inégalités, la mise à l’encan des services publics, et le repli sur soi. C’est ainsi que le Président de la Poste, M. Jean-Paul Bailly, déclarait, selon Le Figaro du 29 août, que la mise en Bourse de la Poste aurait deux avantages : « elle aurait l’assentiment de la Commission européenne et pourrait créer un choc culturel au sein de l’entreprise ». Nous sommes bien placés dans nos départements pour observer, avant l’heure, les conséquences de cette privatisation du service public : fermetures de bureaux de postes dans les zones rurales, et les quartiers périphériques, allongement des délais d’acheminement du courrier ordinaire, au prétexte d’affronter la concurrence. C’est à juste titre que le Comité de liaison de la gauche a décidé de lancer une pétition contre la privatisation de la poste.
Mais cette libéralisation à outrance n’est pas tombée du ciel : elle a été voulue ou acceptée par tous nos gouvernements successifs – faut-il rappeler les sommets de Lisbonne et de Barcelone ? M. Jouyet officiait déjà au cabinet du Premier ministre … C’est au nom de la concurrence qu’on a libéralisé les prix de l’énergie, au bénéfice, paraît-il, du consommateur. Curieusement, la facture de l’électricité et du gaz a explosé ! Demain la concurrence prévaudra aussi dans le domaine ferroviaire.
La politique de M. Sarkozy donne ainsi une cohérence d’ensemble à un choix d’alignement sur le tout-marché : le pouvoir d’achat est rogné par l’inflation. Le gouvernement prétend le sauvegarder en supprimant les protections dont bénéficiaient les petits commerces de centre-ville. En fait, « travailler plus et gagner moins », tel est le programme réel que des économistes soutenant le gouvernement, tel M. Nicolas Baverez, revendiquent ouvertement. Sous le nom de « révision générale des politiques publiques », c’est un repli systématique de l’Etat qui se met en œuvre autour des chefs-lieux de régions, laissant les autres départements en quasi déshérence du point de vue de l’administration de l’Etat. Le département lui-même, en tant que collectivité décentralisée, est menacé au prétexte de la suppression d’un échelon administratif, sans qu’on réponde à la question de savoir à quel niveau ses compétences, notamment en matière sociale, seraient mieux exercées. Chacun sent bien que c’est le service public de proximité qui en souffrira en premier lieu. Tout cela se passe en silence, en l’absence de tout débat public.
En réalité, la politique de M. Sarkozy est télescopée de plein fouet par la crise de la globalisation libérale. Le « fondamentalisme de marché » qui a soutenu le thatchérisme, le reaganisme, le consensus de Washington et, en France, la politique de rigueur, a creusé partout les inégalités, nourri la spéculation et engendré une crise systémique sans précédent. Joseph Stieglitz, prix Nobel d’Economie, a dénoncé l’illusion selon laquelle « les marchés sont auto correcteurs, distribuent efficacement les ressources et servent l’intérêt général. » Or c’est cette illusion-là qui soutient partout les politiques libérales au niveau national, européen et mondial.
IV – Caractère central de la question européenne dans la refondation de la gauche
La politique mise en œuvre par M. Sarkozy est une facette redoublée de cette politique néfaste que poursuit dans toute l’Europe la Commission européenne. C’est pourquoi il n’est pas possible d’ouvrir une alternative véritable sans remettre en cause l’orientation libérale imposée d’en haut par les instances européennes. Cette constatation de bon sens rencontre fréquemment l’objection que les politiques européennes sont celles qu’ont acceptées au Conseil des ministres les gouvernements nationaux. Cette objection fréquemment avancée par beaucoup de dirigeants socialistes ne tient pas la route, car le poids de la bienpensance européenne est tel que les gouvernements nationaux sont d’avance tétanisés à l’idée de vouloir s’en affranchir tant soit peu : ils seraient aussitôt taxés de régression « nationaliste », et mis au ban de l’Europe bien pensante, c’est-à-dire libérale.
C’est pourquoi la tâche de la gauche n’est pas seulement de réhabiliter le concept de nation républicaine comme communauté de citoyens mais d’en faire le vecteur d’une autre idée de l’Europe. Car l’Europe de MM. Barroso et Solana est une Europe anémiée, invertébrée, réduite à une bien-pensance libérale qui l’empêche d’être un acteur de son destin.
L’Europe a besoin de l’entente de ses nations et d’abord de ses grandes nations : l’Allemagne, la France, l’Italie, l’Espagne, la Grande-Bretagne, la Pologne délivrée des cauchemars du passé et j’ajoute même la Russie. Comment oublier qu’en 2003 c’est l’entente du Président de la République française, du Chancelier de l’Allemagne fédérale et du Président russe qui ont privé l’invasion américaine de l’Irak du sceau de la légalité et par conséquent de la respectabilité internationale ? Immense service rendu à la cause de ce qu’on appelle le dialogue des civilisations ou plus justement dialogue des cultures. L’Europe a besoin de nations vivantes et démocratiques capables de s’inscrire ensemble dans une vision partagée de l’avenir. Une vision de progrès social mais aussi d’identité politique par rapport aux autres aires géographiques de la planète. L’Europe ne peut pas être une filiale ou plutôt un ensemble de filiales de la holding américaine.
Il faut avoir le courage d’affronter la question européenne. Nous ne sommes évidemment pas contre l’idée européenne. Au contraire, nous sommes favorables à l’organisation d’une Europe à géométrie variable, car fondée sur la démocratie qui vit dans ses nations. Nous militons pour un gouvernement économique de la zone euro afin de contrebalancer l’omnipotence actuelle de la Banque Centrale européenne et de mieux protéger nos industries. Nous ne croyons pas non plus que la France soit vouée à s’effacer pour s’aligner sur la politique décidée à Washington. C’est pourquoi nous avons toujours refusé et nous refuserons toujours de donner congé à la souveraineté populaire. Nous savons que l’idée même du peuple français est aujourd’hui en danger parce qu’elle est combattue de droite par les élites ralliées à la domination du capital financier et souvent aussi, hélas, de gauche, par des courants libéraux ou même anarchistes qui n’ont jamais compris ce qu’est la République.
La République porte des idéaux universels mais elle s’enracine dans une identité collective, celle de la France. Oublier notre histoire, ignorer une géopolitique élémentaire, ne plus savoir même quelle place nous occupons sur la carte du monde, c’est évidemment méconnaître les intérêts fondamentaux de notre peuple, s’exposer à de terribles régressions, laisser la France et sa riche histoire à la droite et à l’extrême droite. Cette vue myope des choses serait suicidaire pour la gauche en France mais aussi en Europe..
Elle le serait d’autant plus que l’Empire américain, tel qu’il s’est établi depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, touche à sa fin. Il est clair que les Etats-Unis n’ont plus aujourd’hui la capacité de dominer seuls le monde. Ils cherchent partout en Europe, au Japon, et même en Inde, des supplétifs. Ils n’ont évidemment pas renoncé à exercer partout leur hégémonie, se concevant eux-mêmes, comme l’a rappelé utilement Hubert Védrine dans le Monde Diplomatique, comme le moyeu d’une roue de bicyclette dont chaque pays serait un rayon, s’instituant ainsi comme une sorte de « hub », de « passage obligé », pour les autres nations, en fonction du principe que chaque pays préfère l’hégémonie américaine à celle de son voisin plus puissant. Cette vision est cependant trop sommaire. Nous entrons dans une ère nouvelle où plusieurs pôles existeront dans l’ordre international : Chine, Inde, Russie, etc. La question qui se pose est celle de savoir quelle place l’Europe et la France tiendront dans cette nouvelle organisation du monde. La réponse apportée par la politique de M. Sarkozy est simple, c’est : aucune. Ni la France ni l’Europe, avec la politique de Nicolas Sarkozy, ne seront jamais un pôle dans le monde de demain.
V – La tentation de l’occidentalocentrisme
Dans un livre récent, trop peu lu, « Pour une Union occidentale », M. Balladur à l’école duquel Nicolas Sarkozy s’est formé, a théorisé ce que j’appelle « l’occidentalocentrisme » : les pays de souche européenne ne sont plus aujourd’hui à l’échelle du monde qu’une minorité déclinante. Pour préserver les avantages acquis de l’Occident, en fait ceux du capital financier, il est essentiel, selon cette théorie, de resserrer les rangs autour des Etats-Unis pour faire face à la montée des pays émergents. Je résume bien entendu la thèse développée par M. Balladur, observant qu’elle est, en fait, mise en œuvre par M. Sarkozy qui inscrit la politique française dans le sillage de la politique américaine, que ce soit en Afghanistan, ou face à l’Iran, ou en Géorgie face à la Russie, ou encore en annonçant son intention de rejoindre l’organisation militaire intégrée de l’OTAN, au prétexte illusoire de construire par ailleurs une « défense européenne ».
De Gaulle avait soustrait nos états-majors au commandement d’officiers généraux américains pour affirmer le principe d’une France indépendante, capable de faire valoir ses vues, raisonnablement s’entend, partout dans le monde. Qui peut contester que les vues du général de Gaulle étaient prémonitoires, vis-à-vis de la Chine, sur la guerre du Vietnam, ou encore sur les conséquences désastreuses de l’occupation des territoires palestiniens pour Israël ?
C’est à près d’un demi-siècle de politique étrangère indépendante, ou en tout cas relativement indépendante, que M. Sarkozy va mettre fin, et il le fera au plus mauvais moment, au nom de cette théorie erronée et dangereuse que j’ai appelée « l’occidentalocentrisme ».
Il est bien vrai que les pays du Sud ont généralement en commun le fait d’avoir été à un moment ou à un autre colonisés par tel ou tel pays européen. Mais faut-il figer et perpétuer cette opposition Nord-Sud qui fait l’impasse sur la diversité des civilisations et des nations au Sud comme au Nord ? Qui ne voit le danger d’un tel manichéisme qui coaliserait le Nord contre le Sud et réciproquement, les pays du Sud contre un Occident blanc replié sur lui-même ou théorisant la guerre-préventive, ou pourquoi pas la possibilité de l’emploi en premier de l’arme nucléaire, comme on l’a vu faire récemment par cinq anciens chefs d’Etat-Major, dont l’Amiral Lanxade pour la France ?
Cette idéologie occidentalocentriste est dangereuse pour la paix. Elle est dangereuse pour l’Europe au sein de laquelle la France affirmait traditionnellement une certaine volonté d’autonomie, pour le bien des autres autant que pour le sien propre. Elle est dangereuse enfin pour la France qui ne peut méconnaître sans graves conséquences à la fois le centre de gravité de ses intérêts et sa vocation universelle. Cette idéologie occidentalocentriste n’épargne malheureusement pas des secteurs importants de la gauche.
L’idéologie des droits de l’homme, déconnectés des droits des citoyens, constitue une couverture commode pour toutes les dérives expéditionnaires et nous devrions davantage prêter l’oreille à ceux qui, au Sud, voient dans le « devoir d’ingérence » professé par Bernard Kouchner la résurgence d’un état d’esprit colonial ou néocolonial.
Je vais prendre quatre exemples qui ne m’éloigneront qu’en apparence du sujet de notre Université d’été qui est – je le rappelle – la refondation républicaine de la gauche. Celle-ci en effet ne sera possible que si la gauche rompt avec l’occidentalocentrisme et renoue avec l’universalisme républicain.
1. Premier exemple : Etait-il bien judicieux, en septembre 2007, à la Conférence des Ambassadeurs, d’évoquer, comme l’ont fait Nicolas Sarkozy et Bernard Kouchner, l’imminence d’une guerre avec l’Iran, alors que Barak Obama, s’il est élu en novembre prochain, évoque publiquement l’idée d’une négociation entre les Etats-Unis et ce pays ? Les expéditions militaires desservent la cause de la non-prolifération nucléaire parce qu’elles donnent un argument de poids aux pays qui veulent se doter d’une arme atomique. L’alignement français sur les positions de M. Bush a évidemment nui à nos intérêts et à notre image dans le monde.
2. Deuxième exemple : L’Afghanistan. Le Président de la République a renforcé notre contingent militaire et étendu ses missions, contre la meilleure intuition du candidat Sarkozy qui ne jugeait pas la contribution de nos forces « décisive » pour la solution du problème afghan. Nous voilà aujourd’hui embarqués dans une croisade pour les valeurs démocratiques, au nom d’une « guerre contre la terreur » proclamée par le Président Bush, concept extrêmement flou qui n’opère pas la distinction nécessaire entre Al Quaïda et les tribus pachtounes qui représentent plus de la moitié des Afghans. L’idée qu’on puisse faire passer l’Afghanistan du Moyen Age au XXIe siècle à coup de bombes plus ou moins téléguidées est évidemment absurde. Les guérillas auxquelles les forces de l’OTAN sont affrontées n’ont pour la plupart rien à voir avec Ben Laden. On ne fera rien en Afghanistan sans s’appuyer d’abord sur le peuple afghan. En attendant, voici nos forces enlisées derrière celles des Etats-Unis dans une zone géographique qui n’a jamais correspondu à nos intérêts géopolitiques, et associées à l’idée pernicieuse d’une « guerre des civilisations ».
3. Troisième théâtre : La Géorgie et le Caucase. On ne peut traiter de cette question complexe en faisant comme si la politique américaine dans cette région n’avait pas pesé lourdement dans le contentieux entre la Géorgie et la Russie et comme si l’Europe n’avait pas des intérêts propres distincts de ceux des Etats-Unis. Le partenariat stratégique avec la Russie est évidemment un enjeu décisif pour l’autonomie de notre continent et pas seulement sur le plan énergétique. Ce qui est en jeu c’est l’autonomie politique de l’Europe et sa capacité à s’affirmer comme un pôle autonome dans le monde de demain. Certes la reconnaissance par la Russie de l’Ossétie du Sud et de l’Abkhazie est contraire au droit international mais celle du Kosovo par les Etats-Unis et la plupart des pays de l’Union européenne, ce printemps, ne l’était pas moins. La crise géorgienne démontre la folie que serait une extension de l’OTAN à la Géorgie et à l’Ukraine et l’inconséquence d’un retour de la France dans les structures militaires intégrées de l’OTAN.
4. Ce retour dans l’organisation militaire intégrée de l’OTAN serait une quatrième erreur. Une nouvelle guerre froide diviserait notre continent. Elle peut arranger les Etats-Unis : Samuel Huntington dans « Le clash des civilisations », en 1994, n’avait pas dessiné par hasard une frontière entre une soi-disant « civilisation occidentale » et une soi-disant « civilisation orthodoxe ». « Diviser pour mieux régner » a toujours été l’adage des puissances dominantes. Mais les intérêts prioritaires de la France ne sont pas en Mer Noire et encore moins en Caspienne ou en Asie Centrale. Ils sont d’abord là où nous sommes, c’est-à-dire en Europe. Il est dangereux de se laisser entraîner trop loin du centre de gravité de ses intérêts. Il faut accepter que les valeurs universelles de la République puissent être défendues de manière différente selon qu’elles engagent ou non les intérêts fondamentaux du pays. La première mondialisation a sombré dans la première guerre mondiale que la mécanique d’alliances trop rigides a rendue inévitable. Evitons qu’il en aille ainsi de l’actuelle mondialisation américaine et que la France par le biais de l’OTAN ne soit de plus en plus entraînée selon l’expression du Général de Gaulle « dans des guerres qui ne sont pas les siennes ».
VI – La gauche et la nation.
La question de l’intérêt national est évidemment au cœur des débats de la gauche. Il y a ceux pour lesquels cette question existe et ceux qui, par légèreté et inconséquence, selon moi, font comme si elle n’existait pas. Je propose donc que la question de la nation républicaine soit mise au cœur du débat sur la refondation de la gauche. Elle sera ainsi fidèle à la pensée de Jaurès. Elle transcendera des clivages dépassés. Clémenceau a été l’homme de la France, mais il était aussi un homme de gauche, et on ne peut plus le démoniser aujourd’hui qu’au nom d’un révolutionnarisme dépassé, comme l’a très bien montré Michel Winnock dans la biographie qu’il lui a consacré. Et De Gaulle, qui se voulait « l’homme de la nation », qui peut contester que la France lui doit, en 1944-45, les avancées sociales les plus décisives qu’elle ait jamais connues ? La gauche, si elle veut devenir hégémonique en France, au plan des idées, doit rompre avec le sectarisme de vues étriquées.
Elle doit à la fois rassembler et renouer avec les couches populaires dont le patriotisme n’est pas éteint. Ringardise ? Non ! Le patriotisme défini comme l’amour des siens, à la différence du nationalisme qui est la haine des autres, est nécessaire à la renaissance du civisme ! Le sentiment d’appartenance à une identité collective forte est indispensable à l’acceptation de règles définies en commun.
Notre pays vit une grave crise de société et d’identité. Il doit réapprendre à s’aimer et il ne pourra s’aimer qu’en parlant librement aux autres. La France d’aujourd’hui ne tient plus par grand-chose, sinon par ce qui reste du service public et par l’exceptionnel maillage démocratique de ses communes. Mais combien cela est fragile !
VII – Une gauche de projet
C’est donc d’un sursaut civique et démocratique que peut procéder le redressement. Ce redressement est la tâche qui incombe à une gauche refondée. Si la gauche n’est pas capable de concevoir ce sursaut salvateur, elle ne reviendra pas au pouvoir en 2012, car il ne faut pas sous-estimer Nicolas Sarkozy ou tomber dans un antisarkozysme primaire ; la gauche a besoin d’un projet solide s’inscrivant dans une vision d’avenir et non d’une opposition systématique et quasi pavlovienne qui ferait seulement voir l’inconsistance de ses positions de fond. Je ne prendrai qu’un exemple qui paraîtra mineur : je suggère que nous réfléchissions objectivement sur le RSA (revenu social d’activité). Il est évident que les titulaires du RMI doivent trouver un avantage financier substantiel pour travailler à nouveau. Sinon que répondre à ceux qui vous disent : « Je perdrais de l’argent en reprenant une activité » ? Il ne m’échappe pas que le RSA peut encourager le travail à temps partiel mais le travail à temps partiel a un effet de socialisation et vaut mieux en définitive que l’inactivité.
Enfin, le mode de financement, c’est-à-dire la taxation des revenus du capital, va dans le sens que nous avons toujours souhaité, même s’il ne remet pas en cause un « paquet fiscal » que nous avons critiqué en son temps. A ma connaissance il n’a jamais été envisagé à ce jour de faire passer à la caisse les collectivités locales et nous y serions évidemment opposés. Il me semble que dans notre manière de nous opposer, il doit y avoir une préfiguration de ce que sera notre action future. Si nous disons non à tout, c’est qu’en fait nous ne proposons rien. Soyons donc capables de dire oui à ce que nous réclamons nous-mêmes et mettons quelquefois en œuvre dans certains départements.
Refusons la démagogie et travaillons dès maintenant à construire une opposition responsable. La responsabilité n’est nullement exclusive d’une grande ambition.
VIII – Une refondation à la fois nationale, européenne et mondiale.
J’en viens aux perspectives de la refondation de la gauche. Le débat sur ce sujet ne fait que commencer. Je n’ignore rien des rivalités de boutique et des objections que suscite la création d’un grand parti de toute la gauche. Il faut un évènement qui fasse électrochoc. Nous avons des divergences ? La belle affaire ! Elles peuvent, je le crois, se régler par le débat dès lors que les questions de fond auront été abordées.
Permettez-moi d’abord une observation : Le parti socialiste est certes la formation la plus nombreuse à gauche, mais elle est loin d’être majoritaire dans le pays. Et il ne lui sert à rien de dominer à gauche, si la gauche est durablement confinée dans l’opposition. Il faut un électrochoc ! Peu importe, à la limite, la structure : nouvelle formation, fédération, confédération. Ce qui est important c’est d’affirmer un dessein pour la France, c’est d’organiser le retour de la France en Europe et dans le monde. C’est ce débat-là qu’il faut lancer, sur le fond des choses ! La crise de la globalisation libérale nous offre la chance de proposer ce nouveau dessein :
- Refondation des institutions internationales pour un monde multipolaire et pacifique, régi par le droit.
- Organisation d’un nouveau « New-Deal » à l’échelle mondiale pour concilier le progrès social dans les anciens pays industriels, l’émergence des grands pays du Sud et la construction d’Etats dignes de ce nom, dans les pays qu’on dit « les moins avancés ».
- Réorientation de la construction européenne au plan monétaire, industriel et social, ce qui implique un changement de cap politique en Allemagne, auquel la gauche française devrait s’intéresser davantage. Nous avons une occasion historique de refonder la gauche à la fois au niveau français, européen et mondial. Prenons pleinement conscience de l’épuisement du capitalisme financier qui a été l’horizon de toutes les politiques économiques depuis vingt-cinq ans. La négligence des questions industrielles, sociales, environnementales aussi bien que des enjeux de long terme que seuls les Etats peuvent maîtriser, ne peut plus durer ! L’OMC doit être cantonnée à un rôle d’arbitre entre plusieurs zones régionales d’intégration commerciale. Les déséquilibres sociaux, environnementaux et monétaires doivent être pris en compte dans les règles du commerce international. A défaut, l’Union européenne doit rétablir une préférence communautaire. Le FMI doit être absorbé dans la Banque Mondiale qui doit financer les infrastructures des pays les plus pauvres, à commencer par l’Afrique. Les statuts de la BCE doivent être modifiés, un gouvernement économique de la zone euro institué. Le paquet fiscal doit être abrogé. Les ressources dégagées iront aux investissements nécessaires dans l’économie de la connaissance. L’encadrement législatif des relations sociales doit veiller au rôle des représentants des salariés. Bref, la gauche doit changer d’horizon, et s’affranchir du capital financier.
- Enfin en France même elle doit susciter une renaissance républicaine, comme celles que notre pays a connues à la fin du XIXe siècle ou après la deuxième guerre mondiale.
IX – Des primaires à gauche
Faisons d’abord lever ce débat ! la Fédération ou la Confédération de toute la gauche n’organiserait-elle pas de vastes primaires à gauche en 2011, largement ouvertes à tous les militants et sympathisants ? J’entends dire que cette ouverture qui réussit assez bien aux Etats-Unis ferait perdre au parti socialiste son rôle directeur. Mais c’est une vue étroite des choses. Il faut sortir de l’esprit de boutique et parler au pays. Je crois que celui-ci est prêt à entendre un langage audacieux qui lui apprendrait à penser à nouveau collectivement et à comprendre ce que le mot « peuple » veut dire.
Ce que le regard collectif a défait, comme l’a montré Patrick Quinqueton, la « classe ouvrière », le « citoyen », le regard collectif doit le retrouver : le « peuple en corps », c’est-à-dire l’ensemble des citoyens, à nouveau convoqués à l’existence politique.
C’est cela que nous avons à réinventer : « le peuple français » d’abord mais aussi le peuple français s’adressant à une Europe des peuples, capable d’exister par elle-même et de parler au monde entier ; c’est cette ambition et le regard qui manquent aujourd’hui à la gauche. Il est temps de les lui redonner. Nous n’y parviendrons pas seuls, mais au moins nous pouvons, seuls s’il le faut, témoigner de cette exigence !
Nous aiderons ainsi le peuple français à se retrouver et à poursuivre son Histoire, dans une Europe renouvelée, une Europe des peuples, qui pourra, elle, être aussi un pôle dans le monde de demain, un pôle nécessaire, indispensable au dialogue des nations et des cultures. Voilà un projet exaltant et réaliste à la fois. Il faudra l’incarner car nous ne pouvons pas laisser plus longtemps la gauche en déshérence.
Courage donc camarades, imagination et détermination ! Croyons en la France, croyons en notre capacité d’action collective, croyons en l’avenir du peuple français !