Patrick Quinqueton (à gauche) discutant avec Anicet Le Pors
Il nous faut d’abord, sans concession, analyser « l’état de la gauche », son évolution depuis un quart de siècle. Je vous propose une triple approche : les forces sociales, les idées, les organisations. Bien entendu, je me contenterai d’évoquer un certain nombre de sujets sur ces trois axes, sans prétendre à l’exhaustivité.
1 – Les forces sociales qui ont construit historiquement la gauche (les cadres de la République et les classes populaires) sont en déshérence. Et le mythe des « classes moyennes » a contribué à déconstruire toute perspective de changement.
Depuis un quart de siècle, les évolutions sociologiques sont importantes. Mais la façon dont les différentes couches sociales se regardent, s’organisent et se structurent, a aussi beaucoup évolué. Les couches populaires se sont paupérisées. Les inégalités se sont creusées. L’Etat et les services publics ont été affaiblis dans leur capacité à répondre aux besoins collectifs. C’est vrai. Mais c’est dans le discours public sur les acteurs sociaux que l’évolution est la plus nette, y compris à gauche.
Le discours de la gauche a progressivement glissé d’un discours qui s’adresse à des acteurs de l’histoire, comme citoyens ou comme travailleurs, à un discours qui s’adresse aux victimes, aux exclus, aux « personnes défavorisées ». Or, c’est loin d’être sans conséquences sur la capacité de mobilisation.
Quand on s’adresse à des citoyens ou à des travailleurs, on les invite à l’action collective pour des progrès possibles, à l’effort national pour développer et moderniser le pays, à la solidarité pour faire face aux difficultés qui se présentent.
Quand on s’adresse aux victimes, aux exclus, aux personnes défavorisées, on les plaint, on leur apporte généreusement un secours. L’action collective devient somme de secours individuels, la solidarité se mue imperceptiblement en une version à peine modernisée de la charité. On s’apercevra peut-être un jour que le RMI, ou le RSA, n’est pas exactement ce qui mobilise les citoyens. C’est un discours de « dames patronnesses », que prononce la gauche quand elle parle de sa propre politique en direction des exclus.
Le passage de l’un à l’autre s’est accompagné, avec l’individualisation, d’une perspective d’action collective voire politique à une perspective d’action contentieuse de chacun, au nom, par exemple, du droit au logement.
Pourtant, le mythe de la fin de la classe ouvrière n’a pas de sens sociologique : il y a toujours la même proportion d’ouvriers et d’employés dans la population active d’un pays comme la France. Le fait de l’occulter a, lui, un sens politique précis.
Les classes populaires ont été rejetées à la périphérie des villes. L’intéressante étude de Christophe Noyé et Christophe Guilluy, « Atlas des nouvelles fractures sociales en France » le démontre de façon éloquente. C’est là où la vie sociale est la moins structurée, dans la périphérie au-delà même des banlieues, que les classes populaires ont émigré, avec la fameuse « accession à la propriété », dont le mythe fonctionne encore si l’on regarde la politique du gouvernement actuel. En fait, les travailleurs sont relégués loin des lieux où les choses se décident.
En France, la gauche s’est aussi construite, avec la République, sur les « hussards » qu’étaient les enseignants. En jouant à grande échelle le rôle d’intellectuels organiques, ils ont contribué à la structuration d’une gauche originale, au point que l’on a pu parler à certains moments de la « république des professeurs ». Mais le désenchantement, faute d’objectifs clairs donnés par les gouvernements, de droite comme de gauche, en matière de contenus, de programmes et de réussite scolaire, s’ajoutant au dénigrement des fonctionnaires, a désespéré les enseignants, au point que beaucoup d’entre eux se vivent, parfois à l’excès, comme dans une « forteresse assiégée », ce qui ne permet pas d’ailleurs la reconstruction de solidarités avec les classes populaires.
Avec la montée des idées libérales, s’est développé une sorte d’hyper-individualisme de consommateur et d’épargnant qui s’est développé dans nos sociétés occidentales, qui s’accommode mal des combats collectifs.
Tout le monde est réputé un peu actionnaire (ce qui est d’ailleurs loin d’être exact). Et, dès lors, les intérêts de l’épargnant qui a placé ses économies en SICAV est présenté comme le même que celui des patrons des entreprises du CAC 40. Pendant ce temps, le livret A est banalisé pour lui faire perdre toute visibilité dans les classes populaires, qui doivent, elles aussi, placer leurs économies dans la sphère spéculative. Il suffit d’écouter n’importe quel bulletin radiophonique ou télévisé sur la Bourse pour se rendre compte que la valeur des actions est le critère implicite de la bonne santé de l’économie, donc de l’épargne, donc des revenus de toute la population.
Cela conduit à ce que quiconque a quelques petites économies déplace ses solidarités, son sentiment d’appartenance, vers d’autres intérêts que ses intérêts réels. Il est vrai que quand les salaires n’augmentent pas, on attache une plus grande importance au produit de l’épargne, au point d’oublier que l’inégalité devant les placements est encore plus grande que celle entre les salaires.
La rente est aujourd’hui beaucoup mieux considérée que le travail. Et d’ailleurs, le président de la République en a tiré les conclusions dans la loi dite TEPA (travail emploi pouvoir d’achat) : les sommes consacrées aux exonérations des plus gros rentiers (le bouclier fiscal, la baisse de l’imposition sur les hauts revenus) sont cinq fois plus élevées que celles dédiées au désormais fameux « travailler plus pour gagner plus », dont il fait tant de cas mais qu’il ne prend lui-même pas au sérieux.
Il faudrait aussi regarder plus précisément en quoi Internet a accentué certaines fractures sociales et culturelles, notamment générationnelles, tout en développant de nouveaux moyens d’information et de combat politique. Il est nécessaire que la gauche comprenne précisément ce que ce moyen de communication produit chez les individus pour en faire un outil de citoyenneté.
Le cas du référendum français de 2005 rejetant le projet de constitution européenne est d’ailleurs un de ceux qui permettent de voir que, par des moyens originaux, on peut, dans un contexte exceptionnel, reconstituer de vraies solidarités de classes.
Il est probable que la reconstruction d’un « front de classe » qui puisse porter un projet progressiste passe par l’appui de ceux qui vivent principalement de leur travail (qui inclut les retraités qui vivent de leur travail passé et les chômeurs qui recherchent un travail) contre ceux qui vivent principalement de la rente. Mais un travail important d’explication est nécessaire si la gauche veut éviter les malentendus.
2 – Les idées libérales ont triomphé, paradoxalement avant-même l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981. Du coup, on en est à se demander ce que sont aujourd’hui des idées de gauche. Il faut d’abord dresser le tableau des difficultés et des impasses idéologiques de la gauche. Et identifier les principales défaites intellectuelles de la gauche.
Les débats intellectuels des années 1970 ont consacré la montée en puissance des « Chicago boys », autour de Milton Friedmann, qui, après avoir vendu leurs idées au général Pinochet au Chili, ont créé les conditions idéologiques de la victoire de Margaret Thatcher en 1979 et de celle de Ronald Reagan en 1980.
En prenant la gauche de gouvernement à contrepied, ce discours puisait sa force dans la limite des politiques interventionnistes face à la montée du chômage dans les années 1970 et 1980. Mais la gauche française n’a pas su y faire face efficacement. La théorisation de la « parenthèse » libérale de 1983, qui n’a jamais été refermée, a sans doute contribué à la défaite des idées de gauche, du fait de la faiblesse de l’explication politique : si, quand cela va mal, on est obligé d’aller puiser dans les idées de l’adversaire et qu’on le théorise, c’est que l’adversaire a raison. Identifier la « pause dans les réformes » et le retour à des politiques libérales, cela délégitime les réformes que l’on entend conduire.
La seconde défaite intellectuelle de la gauche a été, sans qu’elle l’ait toujours analysé clairement, l’effondrement de l’Union soviétique. Cela peut sembler curieux pour la social-démocratie, qui n’est précisément pas suspecte d’avoir soutenu Staline ou l’URSS. Mais elle en était le miroir. Et cette implosion a permis la théorisation de la « fin de l’histoire », comme celle d’un moment où il n’existait plus de modèles pour concurrencer le modèle au pouvoir dans les pays occidentaux, c’est-à-dire le modèle du libéralisme et de la financiarisation de l’économie.
Certaines analyses historiques ont contribué fortement à faire de la « révélation » des crimes de Staline, puis de l’effondrement de l’URSS l’occasion d’un affaiblissement des idées de gauche. En effet, la présentation de la Révolution française et plus précisément des jacobins comme ceux qui ont rendu idéologiquement possible le totalitarisme, a conduit à la dévaluation de toute idée de gauche ou de progrès.
Ceci s’est produit en deux temps, d’abord après la « révélation » des crimes de Staline, qui n’en était une dans les années 1970 que pour ceux qui, anciens militants du PCF ou compagnons de route, avaient alors fermé les yeux et se sont plus facilement attaqués à la Révolution française pour excuser leur propre aveuglement passé. Les nouveaux philosophes surfaient sur cette vague, d’autant plus qu’ils venaient de l’extrême-gauche. Cela a conduit aussi, du fait de sa propre cécité, à l’effondrement du PCF. Mais, dans un second temps, dans les années 1990, le même courant de pensée a surfé sur l’effondrement de l’URSS pour dévaluer tout ce qui entravait la libre domination des idées libérales, c'est-à-dire la nation, l’égalité, l’Etat, et plus largement toute intervention publique dans l’économie et la société, immédiatement suspectée de préparer la dictature et pourquoi pas, le goulag.
Mais il, est une troisième défaite sur le terrain des idées, c’est celle de la faible résistance à la première guerre du golfe en 1991, voire pour certains, à la seconde. C’était le consentement anticipé à la guerre des civilisations, ou plus trivialement, la première ratonnade applaudie par les intellectuels dits de gauche.En effet, en suivant aveuglément les Etats-Unis dans leur croisade militaire pour délivrer le Koweit (dont l’invasion était d’autant plus un péché qu’il s’agit d’une grande puissance financière), les européens ont créé les conditions de la fracture entre l’occident et le monde musulman. Les événements des années 1990 en Algérie sont aussi, parmi d’autres causes, le fruit de cette première guerre. A fortiori pour l’intervention américaine en Irak.
Ceci se poursuit avec l’ambiguïté de la lutte contre le terrorisme, combien nécessaire, mais mal définie, et donc source de confusions. Et les débats actuels sur la présence militaire française en Afghanistan montent bien en quoi les intellectuels français à la remorque des néoconservateurs américains sont dans l’impasse.
Dans le mouvement anti ou altermondialiste, la gauche française est par ailleurs ou pour cela assez peu présente, ce qui s’explique sans doute par une vision internationale assez limitée à l’Europe, ou plutôt centrée sur l’Europe de Bruxelles, et sur le rapport de l’Europe aux Etats-Unis.
Ces défaites idéologiques, la gauche ne les a pas vues venir et ne les a donc pas théorisées, en choisissant l’évitement.
Du coup, la gauche s’est un peu perdue entre les concessions au libéralisme ambiant. Elle s’est réfugiée soit dans la recherche de paradigmes de substitution, soit dans un discours désincarné sur les droits de l’homme ou le développement durable, soit dans un localisme sans perspectives, soit dans un discours de radicalité sans débouchés.
La recherche de paradigmes de substitution s’est illustrée notamment avec l’Europe comme projet de substitution au socialisme, après le tournant de la rigueur. Au prix d’une confusion entre internationalisme et européisme, la tradition socialiste a survalorisé sans aucun esprit critique la perspective européenne, parée de toutes les vertus. Jean-Pierre Chevènement a, dans un livre paru il y a quelques années, décrit la « faute de M. Monnet », le fameux « détour » pour construire l’Europe consistant surtout à se détourner des peuples. Et les esprits distraits ne devraient pas oublier que ce grand visionnaire qu’est sensé être Robert Schuman avait tout de même voté les pleins pouvoirs au maréchal Pétain en juillet 1940. C’était donc, dès le départ, l’Europe contre les peuples. L’Europe a fonctionné à gauche à la fois comme un paradigme de substitution et comme un moyen d’évitement des difficultés nationales et des mouvements sociaux, ainsi que comme un moyen présentable d’entrer dans le consensus néolibéral par la petite porte. Et il est assez frappant de voir à quel point la gauche française a une perception de l’Europe très centrée sur les institutions communautaires. La connaissance de la vie politique et sociale chez nos principaux partenaires européens est assez lacunaire. Mais je crains que cela ne se limite pas à la gauche.
Les discours désincarnés sur les droits de l’homme, puis sur le développement durable sont une autre impasse de la gauche. Non pas que les droits de l’homme soient une question négligeable ou que le développement durable ne soit pas un objectif à atteindre. Ceux qui militent en ce sens sont estimables. Et il y a des combats à mener dans ces domaines. Mais politiquement il s’agit le plus souvent de discours pieux qui ne s’articulent en rien sur la réalité sociale et sont d’ailleurs inefficaces au regard des objectifs qu’ils se fixent, sauf pour se donner bonne conscience. Ce sont d’ailleurs avant tout des postures politiques.
L’autre écueil idéologique a été l’expérimentation sociale, qui a sombré à gauche dans un localisme de mauvais aloi. Si l’on ne peut pas résoudre les grands problèmes, essayons d’expérimenter des solutions locales. Je suis moi aussi élu local en Lorraine, et je ne néglige pas cet aspect des choses. Mais cette pensée, partie du rocardisme, qui en faisait un axe de son identité, a sombré, sans aucun débat sur les politiques publiques qui y sont menées, dans l’idéalisation des pouvoirs locaux. Cela a surtout l’avantage de distribuer des postes aux militants du parti, ainsi que de permettre aux carrières politiques de se poursuivre localement quand le corps électoral vous inflige une cuisante défaite aux élections nationales.
Le discours de radicalité est une autre tentation de la gauche. C’est si plaisant d’échapper aux contradictions de la gestion en fixant des objectifs dont les citoyens ne peuvent jamais juger de la pertinence, dès lors qu’ils n’ont jamais à être mis en œuvre. La tentation de certains intellectuels de se satisfaire d’un discours radical rencontre d’ailleurs celle de certains des gestionnaires de ne plus se laisser interroger sur leur pratique. La construction d’une gauche radicale à côté d’une gauche de gouvernement, qui peut satisfaire apparemment l’une et l’autre, c’est à coup sûr la défaite de la gauche, dans les idées comme au gouvernement.
Dans le même temps, les idées républicaines cèdent le pas devant les obscurantismes de toutes sortes et les replis communautaires. Les idées républicaines existent en France, et elles sont présentes dans la gauche. Mais elles ont à faire face à l’une des conséquences du néolibéralisme, qui est la délégitimation de toute construction collective et la survalorisation de l’individu comme consommateur. Sans doute aussi, l’une des faiblesses des courants républicains (et nous n’y échappons pas toujours) est de se présenter l’idée républicaine comme un âge d’or auquel il faudrait revenir, alors qu’il est surtout urgent de la projeter dans l’avenir, comme le cadre possible de la solution des problèmes contemporains. C’est un œil critique contre les conformismes et les idées toutes faites, contre tous les communautarismes, pour reprendre le titre du livre de Julien Landfried.
3 – Les organisations de gauche sont à bout de souffle. C’est vrai de ses partis politiques, comme des organisations sociales qui, par leur action, contribuent à la transformation du monde.
Les syndicats, traditionnellement forts dans certains pays et plus faibles dans d’autres, ont en 25 ans perdu la moitié de leurs adhérents en Europe. Cet affaiblissement est vrai partout, en Allemagne ou en Suède où le syndicalisme est traditionnellement fort, et en France où il est plus faible et semble toutefois se stabiliser mais à un niveau bas. Mais en même temps que leur faiblesse, les confédérations se sont multipliées, avec l’ajout aux cinq reconnues représentatives de deux nouvelles, ce qui est bon pour le renouvellement mais accroit la division. C’est pourquoi il ne faut pas négliger la position commune du 9 avril dernier, qui pousse à leur renforcement, voire à leur regroupement.
Les mouvements d’éducation populaire, que l’on désigne aujourd’hui sous l’expression « les associations », sont très affaiblis. Il se trouve que, dans mon activité bénévole, je préside un réseau national d’associations, l’UNHAJ (Union nationale pour l’habitat des jeunes), qui fédère des associations ‘et autres) gérant des foyers de jeunes travailleurs et des services logement pour les jeunes. Je connais, dans ce cadre, de nombreux responsables associatifs. Issu de l’éducation populaire de l’après-guerre, le monde associatif est aujourd’hui affaibli dans sa substance. Le projet associatif est souvent absent, laissant la place à la gestion quotidienne d’activités, ce qui ne contribue pas à en faire un pôle de changement. Les grands mouvements ont de plus en plus de mal à fédérer des initiatives autour d’idées progressistes. Pourtant, là aussi, la volonté de projet collectif n’est pas absente, même s’il est difficile à penser.
Dans d’autres domaines, les mutuelles, à l’origine de la sécurité sociale, sont peu à peu normalisées sous la double influence de la gestion financière de la protection sociale et de la concurrence d’assurances privées profitables. Elles ne sont donc plus suffisamment des pôles de contestation et d’innovation des politiques sociales.
Les ONG, dites « tiers-mondistes » à l’origine lorsqu’elles sont apparues dans les années 1960, étaient aussi un des éléments de l’internationalisme progressiste. Mais beaucoup sont aujourd’hui entrées dans l’ère libérale. Il s’agit pour les plus connues de conforter l’image de l’homme blanc occidental se penchant charitablement sur la misère du monde. Et ce n’est donc pas par hasard que Bernard Kouchner est ministre de Sarkozy.
Il n’est plus question d’agir pour le développement des pays du tiers monde. Pourtant, il faut reconnaître qu’un certain nombre d’organisations ont progressé dans cette orientation en soutenant l’émergence d’organisations locales dans le sud de la planète. Et ce sont aussi ces organisations qui ont nourri les forums dits altermondialistes. Cela montre que ce vivier tiers-mondiste a nourri le meilleur et le pire.
Comme on le voit, les organisations qui ont pesé sur la gauche et l’ont alimentée en militants sont dans un état d’affaiblissement même si ici et là il subsiste des îlots de résistance et d’envie de changement. Mais il faut aussi, exercice délicat, faire le point sur les organisations politiques de la gauche.
Le PS est un parti d’élus et n’a plus vraiment de projet fédérateur. Contrairement à ce qui est seriné dans les médias à la suite de l’Université d’été de La Rochelle le week-end dernier, ce n’est pas d’un déficit de leadership qu’il souffre. Principalement. C’est plutôt de l’absence d’un projet commun et rassembleur pour le monde du travail, pour la gauche et pour le pays. La plus grande difficulté est là : les citoyens français sont aujourd’hui dans l’incapacité de savoir ce que pense le parti socialiste, autrement que par une suite de prises de positions qu’ils peuvent apprécier mais dont il ne voient pas le sens.
Le PCF a beaucoup perdu de militants et s’est effondré électoralement. La banlieue rouge et les villes ouvrières de provinces lui sont peu à peu grignotées. Il reste une capacité de mobilisation, malheureusement souvent défensive. Il reste la fête de l’Huma, et ce n’est pas rien comme lieu de rendez-vous des forces de progrès.
La LCR, qui se transforme en NPA, est dans une perspective stratégique dangereuse pour la gauche toute entière, même si elle peut rassurer certains sociaux-libéraux, qui redoutent les mises en causes radicales. Mais rien ne serait pire pour la gauche que la séparation entre une gauche de gestion qui ne changerait plus rien et une gauche radicale qui parlerait sans jamais entrer dan le changement réel.
Les Verts n’ont pas su sortir du concept de nature, qui est profondément réactionnaire, pour développer une véritable culture du développement durable. Et ils se sont mués en un petit groupe de pression erratique.
Les radicaux n’ont qu’à la marge et dans quelques rares départements su faire vivre la tradition d’une gauche républicaine d’émancipation.
Il ne nous faut pas seulement critiquer les autres. Force est de constater que le projet d’un mouvement républicain et citoyen que nous portons depuis 1993 n’a pas véritablement rassemblé ni pris forme.
Par la force des choses, c’est autour du PS que se fera ou ne se fera pas la structuration de la gauche, à moins d’une improbable décomposition. Et il faut bien dire que le groupe de liaison qui a été mis en place depuis quelques mois est bien poussif.
Il existe aussi un problème lié à la base très étroite des militants du PS. La gauche française repose sur les décisions de 100 000 personnes, dont la moitié d’élus, légitimement attachés à leur siège. Il faudra soit que cette base s’élargisse réellement, soit qu’un mode particulier d’ouverture au peuple de gauche soit mis en place.
Pour notre part, nous pensons même que c’est par une refondation de toute la gauche, à partir d’un projet républicain dynamique, que ce sera possible. Mais toutes les formules qui permettront d’avancer sont bonnes à prendre.
1 – Les forces sociales qui ont construit historiquement la gauche (les cadres de la République et les classes populaires) sont en déshérence. Et le mythe des « classes moyennes » a contribué à déconstruire toute perspective de changement.
Depuis un quart de siècle, les évolutions sociologiques sont importantes. Mais la façon dont les différentes couches sociales se regardent, s’organisent et se structurent, a aussi beaucoup évolué. Les couches populaires se sont paupérisées. Les inégalités se sont creusées. L’Etat et les services publics ont été affaiblis dans leur capacité à répondre aux besoins collectifs. C’est vrai. Mais c’est dans le discours public sur les acteurs sociaux que l’évolution est la plus nette, y compris à gauche.
Le discours de la gauche a progressivement glissé d’un discours qui s’adresse à des acteurs de l’histoire, comme citoyens ou comme travailleurs, à un discours qui s’adresse aux victimes, aux exclus, aux « personnes défavorisées ». Or, c’est loin d’être sans conséquences sur la capacité de mobilisation.
Quand on s’adresse à des citoyens ou à des travailleurs, on les invite à l’action collective pour des progrès possibles, à l’effort national pour développer et moderniser le pays, à la solidarité pour faire face aux difficultés qui se présentent.
Quand on s’adresse aux victimes, aux exclus, aux personnes défavorisées, on les plaint, on leur apporte généreusement un secours. L’action collective devient somme de secours individuels, la solidarité se mue imperceptiblement en une version à peine modernisée de la charité. On s’apercevra peut-être un jour que le RMI, ou le RSA, n’est pas exactement ce qui mobilise les citoyens. C’est un discours de « dames patronnesses », que prononce la gauche quand elle parle de sa propre politique en direction des exclus.
Le passage de l’un à l’autre s’est accompagné, avec l’individualisation, d’une perspective d’action collective voire politique à une perspective d’action contentieuse de chacun, au nom, par exemple, du droit au logement.
Pourtant, le mythe de la fin de la classe ouvrière n’a pas de sens sociologique : il y a toujours la même proportion d’ouvriers et d’employés dans la population active d’un pays comme la France. Le fait de l’occulter a, lui, un sens politique précis.
Les classes populaires ont été rejetées à la périphérie des villes. L’intéressante étude de Christophe Noyé et Christophe Guilluy, « Atlas des nouvelles fractures sociales en France » le démontre de façon éloquente. C’est là où la vie sociale est la moins structurée, dans la périphérie au-delà même des banlieues, que les classes populaires ont émigré, avec la fameuse « accession à la propriété », dont le mythe fonctionne encore si l’on regarde la politique du gouvernement actuel. En fait, les travailleurs sont relégués loin des lieux où les choses se décident.
En France, la gauche s’est aussi construite, avec la République, sur les « hussards » qu’étaient les enseignants. En jouant à grande échelle le rôle d’intellectuels organiques, ils ont contribué à la structuration d’une gauche originale, au point que l’on a pu parler à certains moments de la « république des professeurs ». Mais le désenchantement, faute d’objectifs clairs donnés par les gouvernements, de droite comme de gauche, en matière de contenus, de programmes et de réussite scolaire, s’ajoutant au dénigrement des fonctionnaires, a désespéré les enseignants, au point que beaucoup d’entre eux se vivent, parfois à l’excès, comme dans une « forteresse assiégée », ce qui ne permet pas d’ailleurs la reconstruction de solidarités avec les classes populaires.
Avec la montée des idées libérales, s’est développé une sorte d’hyper-individualisme de consommateur et d’épargnant qui s’est développé dans nos sociétés occidentales, qui s’accommode mal des combats collectifs.
Tout le monde est réputé un peu actionnaire (ce qui est d’ailleurs loin d’être exact). Et, dès lors, les intérêts de l’épargnant qui a placé ses économies en SICAV est présenté comme le même que celui des patrons des entreprises du CAC 40. Pendant ce temps, le livret A est banalisé pour lui faire perdre toute visibilité dans les classes populaires, qui doivent, elles aussi, placer leurs économies dans la sphère spéculative. Il suffit d’écouter n’importe quel bulletin radiophonique ou télévisé sur la Bourse pour se rendre compte que la valeur des actions est le critère implicite de la bonne santé de l’économie, donc de l’épargne, donc des revenus de toute la population.
Cela conduit à ce que quiconque a quelques petites économies déplace ses solidarités, son sentiment d’appartenance, vers d’autres intérêts que ses intérêts réels. Il est vrai que quand les salaires n’augmentent pas, on attache une plus grande importance au produit de l’épargne, au point d’oublier que l’inégalité devant les placements est encore plus grande que celle entre les salaires.
La rente est aujourd’hui beaucoup mieux considérée que le travail. Et d’ailleurs, le président de la République en a tiré les conclusions dans la loi dite TEPA (travail emploi pouvoir d’achat) : les sommes consacrées aux exonérations des plus gros rentiers (le bouclier fiscal, la baisse de l’imposition sur les hauts revenus) sont cinq fois plus élevées que celles dédiées au désormais fameux « travailler plus pour gagner plus », dont il fait tant de cas mais qu’il ne prend lui-même pas au sérieux.
Il faudrait aussi regarder plus précisément en quoi Internet a accentué certaines fractures sociales et culturelles, notamment générationnelles, tout en développant de nouveaux moyens d’information et de combat politique. Il est nécessaire que la gauche comprenne précisément ce que ce moyen de communication produit chez les individus pour en faire un outil de citoyenneté.
Le cas du référendum français de 2005 rejetant le projet de constitution européenne est d’ailleurs un de ceux qui permettent de voir que, par des moyens originaux, on peut, dans un contexte exceptionnel, reconstituer de vraies solidarités de classes.
Il est probable que la reconstruction d’un « front de classe » qui puisse porter un projet progressiste passe par l’appui de ceux qui vivent principalement de leur travail (qui inclut les retraités qui vivent de leur travail passé et les chômeurs qui recherchent un travail) contre ceux qui vivent principalement de la rente. Mais un travail important d’explication est nécessaire si la gauche veut éviter les malentendus.
2 – Les idées libérales ont triomphé, paradoxalement avant-même l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981. Du coup, on en est à se demander ce que sont aujourd’hui des idées de gauche. Il faut d’abord dresser le tableau des difficultés et des impasses idéologiques de la gauche. Et identifier les principales défaites intellectuelles de la gauche.
Les débats intellectuels des années 1970 ont consacré la montée en puissance des « Chicago boys », autour de Milton Friedmann, qui, après avoir vendu leurs idées au général Pinochet au Chili, ont créé les conditions idéologiques de la victoire de Margaret Thatcher en 1979 et de celle de Ronald Reagan en 1980.
En prenant la gauche de gouvernement à contrepied, ce discours puisait sa force dans la limite des politiques interventionnistes face à la montée du chômage dans les années 1970 et 1980. Mais la gauche française n’a pas su y faire face efficacement. La théorisation de la « parenthèse » libérale de 1983, qui n’a jamais été refermée, a sans doute contribué à la défaite des idées de gauche, du fait de la faiblesse de l’explication politique : si, quand cela va mal, on est obligé d’aller puiser dans les idées de l’adversaire et qu’on le théorise, c’est que l’adversaire a raison. Identifier la « pause dans les réformes » et le retour à des politiques libérales, cela délégitime les réformes que l’on entend conduire.
La seconde défaite intellectuelle de la gauche a été, sans qu’elle l’ait toujours analysé clairement, l’effondrement de l’Union soviétique. Cela peut sembler curieux pour la social-démocratie, qui n’est précisément pas suspecte d’avoir soutenu Staline ou l’URSS. Mais elle en était le miroir. Et cette implosion a permis la théorisation de la « fin de l’histoire », comme celle d’un moment où il n’existait plus de modèles pour concurrencer le modèle au pouvoir dans les pays occidentaux, c’est-à-dire le modèle du libéralisme et de la financiarisation de l’économie.
Certaines analyses historiques ont contribué fortement à faire de la « révélation » des crimes de Staline, puis de l’effondrement de l’URSS l’occasion d’un affaiblissement des idées de gauche. En effet, la présentation de la Révolution française et plus précisément des jacobins comme ceux qui ont rendu idéologiquement possible le totalitarisme, a conduit à la dévaluation de toute idée de gauche ou de progrès.
Ceci s’est produit en deux temps, d’abord après la « révélation » des crimes de Staline, qui n’en était une dans les années 1970 que pour ceux qui, anciens militants du PCF ou compagnons de route, avaient alors fermé les yeux et se sont plus facilement attaqués à la Révolution française pour excuser leur propre aveuglement passé. Les nouveaux philosophes surfaient sur cette vague, d’autant plus qu’ils venaient de l’extrême-gauche. Cela a conduit aussi, du fait de sa propre cécité, à l’effondrement du PCF. Mais, dans un second temps, dans les années 1990, le même courant de pensée a surfé sur l’effondrement de l’URSS pour dévaluer tout ce qui entravait la libre domination des idées libérales, c'est-à-dire la nation, l’égalité, l’Etat, et plus largement toute intervention publique dans l’économie et la société, immédiatement suspectée de préparer la dictature et pourquoi pas, le goulag.
Mais il, est une troisième défaite sur le terrain des idées, c’est celle de la faible résistance à la première guerre du golfe en 1991, voire pour certains, à la seconde. C’était le consentement anticipé à la guerre des civilisations, ou plus trivialement, la première ratonnade applaudie par les intellectuels dits de gauche.En effet, en suivant aveuglément les Etats-Unis dans leur croisade militaire pour délivrer le Koweit (dont l’invasion était d’autant plus un péché qu’il s’agit d’une grande puissance financière), les européens ont créé les conditions de la fracture entre l’occident et le monde musulman. Les événements des années 1990 en Algérie sont aussi, parmi d’autres causes, le fruit de cette première guerre. A fortiori pour l’intervention américaine en Irak.
Ceci se poursuit avec l’ambiguïté de la lutte contre le terrorisme, combien nécessaire, mais mal définie, et donc source de confusions. Et les débats actuels sur la présence militaire française en Afghanistan montent bien en quoi les intellectuels français à la remorque des néoconservateurs américains sont dans l’impasse.
Dans le mouvement anti ou altermondialiste, la gauche française est par ailleurs ou pour cela assez peu présente, ce qui s’explique sans doute par une vision internationale assez limitée à l’Europe, ou plutôt centrée sur l’Europe de Bruxelles, et sur le rapport de l’Europe aux Etats-Unis.
Ces défaites idéologiques, la gauche ne les a pas vues venir et ne les a donc pas théorisées, en choisissant l’évitement.
Du coup, la gauche s’est un peu perdue entre les concessions au libéralisme ambiant. Elle s’est réfugiée soit dans la recherche de paradigmes de substitution, soit dans un discours désincarné sur les droits de l’homme ou le développement durable, soit dans un localisme sans perspectives, soit dans un discours de radicalité sans débouchés.
La recherche de paradigmes de substitution s’est illustrée notamment avec l’Europe comme projet de substitution au socialisme, après le tournant de la rigueur. Au prix d’une confusion entre internationalisme et européisme, la tradition socialiste a survalorisé sans aucun esprit critique la perspective européenne, parée de toutes les vertus. Jean-Pierre Chevènement a, dans un livre paru il y a quelques années, décrit la « faute de M. Monnet », le fameux « détour » pour construire l’Europe consistant surtout à se détourner des peuples. Et les esprits distraits ne devraient pas oublier que ce grand visionnaire qu’est sensé être Robert Schuman avait tout de même voté les pleins pouvoirs au maréchal Pétain en juillet 1940. C’était donc, dès le départ, l’Europe contre les peuples. L’Europe a fonctionné à gauche à la fois comme un paradigme de substitution et comme un moyen d’évitement des difficultés nationales et des mouvements sociaux, ainsi que comme un moyen présentable d’entrer dans le consensus néolibéral par la petite porte. Et il est assez frappant de voir à quel point la gauche française a une perception de l’Europe très centrée sur les institutions communautaires. La connaissance de la vie politique et sociale chez nos principaux partenaires européens est assez lacunaire. Mais je crains que cela ne se limite pas à la gauche.
Les discours désincarnés sur les droits de l’homme, puis sur le développement durable sont une autre impasse de la gauche. Non pas que les droits de l’homme soient une question négligeable ou que le développement durable ne soit pas un objectif à atteindre. Ceux qui militent en ce sens sont estimables. Et il y a des combats à mener dans ces domaines. Mais politiquement il s’agit le plus souvent de discours pieux qui ne s’articulent en rien sur la réalité sociale et sont d’ailleurs inefficaces au regard des objectifs qu’ils se fixent, sauf pour se donner bonne conscience. Ce sont d’ailleurs avant tout des postures politiques.
L’autre écueil idéologique a été l’expérimentation sociale, qui a sombré à gauche dans un localisme de mauvais aloi. Si l’on ne peut pas résoudre les grands problèmes, essayons d’expérimenter des solutions locales. Je suis moi aussi élu local en Lorraine, et je ne néglige pas cet aspect des choses. Mais cette pensée, partie du rocardisme, qui en faisait un axe de son identité, a sombré, sans aucun débat sur les politiques publiques qui y sont menées, dans l’idéalisation des pouvoirs locaux. Cela a surtout l’avantage de distribuer des postes aux militants du parti, ainsi que de permettre aux carrières politiques de se poursuivre localement quand le corps électoral vous inflige une cuisante défaite aux élections nationales.
Le discours de radicalité est une autre tentation de la gauche. C’est si plaisant d’échapper aux contradictions de la gestion en fixant des objectifs dont les citoyens ne peuvent jamais juger de la pertinence, dès lors qu’ils n’ont jamais à être mis en œuvre. La tentation de certains intellectuels de se satisfaire d’un discours radical rencontre d’ailleurs celle de certains des gestionnaires de ne plus se laisser interroger sur leur pratique. La construction d’une gauche radicale à côté d’une gauche de gouvernement, qui peut satisfaire apparemment l’une et l’autre, c’est à coup sûr la défaite de la gauche, dans les idées comme au gouvernement.
Dans le même temps, les idées républicaines cèdent le pas devant les obscurantismes de toutes sortes et les replis communautaires. Les idées républicaines existent en France, et elles sont présentes dans la gauche. Mais elles ont à faire face à l’une des conséquences du néolibéralisme, qui est la délégitimation de toute construction collective et la survalorisation de l’individu comme consommateur. Sans doute aussi, l’une des faiblesses des courants républicains (et nous n’y échappons pas toujours) est de se présenter l’idée républicaine comme un âge d’or auquel il faudrait revenir, alors qu’il est surtout urgent de la projeter dans l’avenir, comme le cadre possible de la solution des problèmes contemporains. C’est un œil critique contre les conformismes et les idées toutes faites, contre tous les communautarismes, pour reprendre le titre du livre de Julien Landfried.
3 – Les organisations de gauche sont à bout de souffle. C’est vrai de ses partis politiques, comme des organisations sociales qui, par leur action, contribuent à la transformation du monde.
Les syndicats, traditionnellement forts dans certains pays et plus faibles dans d’autres, ont en 25 ans perdu la moitié de leurs adhérents en Europe. Cet affaiblissement est vrai partout, en Allemagne ou en Suède où le syndicalisme est traditionnellement fort, et en France où il est plus faible et semble toutefois se stabiliser mais à un niveau bas. Mais en même temps que leur faiblesse, les confédérations se sont multipliées, avec l’ajout aux cinq reconnues représentatives de deux nouvelles, ce qui est bon pour le renouvellement mais accroit la division. C’est pourquoi il ne faut pas négliger la position commune du 9 avril dernier, qui pousse à leur renforcement, voire à leur regroupement.
Les mouvements d’éducation populaire, que l’on désigne aujourd’hui sous l’expression « les associations », sont très affaiblis. Il se trouve que, dans mon activité bénévole, je préside un réseau national d’associations, l’UNHAJ (Union nationale pour l’habitat des jeunes), qui fédère des associations ‘et autres) gérant des foyers de jeunes travailleurs et des services logement pour les jeunes. Je connais, dans ce cadre, de nombreux responsables associatifs. Issu de l’éducation populaire de l’après-guerre, le monde associatif est aujourd’hui affaibli dans sa substance. Le projet associatif est souvent absent, laissant la place à la gestion quotidienne d’activités, ce qui ne contribue pas à en faire un pôle de changement. Les grands mouvements ont de plus en plus de mal à fédérer des initiatives autour d’idées progressistes. Pourtant, là aussi, la volonté de projet collectif n’est pas absente, même s’il est difficile à penser.
Dans d’autres domaines, les mutuelles, à l’origine de la sécurité sociale, sont peu à peu normalisées sous la double influence de la gestion financière de la protection sociale et de la concurrence d’assurances privées profitables. Elles ne sont donc plus suffisamment des pôles de contestation et d’innovation des politiques sociales.
Les ONG, dites « tiers-mondistes » à l’origine lorsqu’elles sont apparues dans les années 1960, étaient aussi un des éléments de l’internationalisme progressiste. Mais beaucoup sont aujourd’hui entrées dans l’ère libérale. Il s’agit pour les plus connues de conforter l’image de l’homme blanc occidental se penchant charitablement sur la misère du monde. Et ce n’est donc pas par hasard que Bernard Kouchner est ministre de Sarkozy.
Il n’est plus question d’agir pour le développement des pays du tiers monde. Pourtant, il faut reconnaître qu’un certain nombre d’organisations ont progressé dans cette orientation en soutenant l’émergence d’organisations locales dans le sud de la planète. Et ce sont aussi ces organisations qui ont nourri les forums dits altermondialistes. Cela montre que ce vivier tiers-mondiste a nourri le meilleur et le pire.
Comme on le voit, les organisations qui ont pesé sur la gauche et l’ont alimentée en militants sont dans un état d’affaiblissement même si ici et là il subsiste des îlots de résistance et d’envie de changement. Mais il faut aussi, exercice délicat, faire le point sur les organisations politiques de la gauche.
Le PS est un parti d’élus et n’a plus vraiment de projet fédérateur. Contrairement à ce qui est seriné dans les médias à la suite de l’Université d’été de La Rochelle le week-end dernier, ce n’est pas d’un déficit de leadership qu’il souffre. Principalement. C’est plutôt de l’absence d’un projet commun et rassembleur pour le monde du travail, pour la gauche et pour le pays. La plus grande difficulté est là : les citoyens français sont aujourd’hui dans l’incapacité de savoir ce que pense le parti socialiste, autrement que par une suite de prises de positions qu’ils peuvent apprécier mais dont il ne voient pas le sens.
Le PCF a beaucoup perdu de militants et s’est effondré électoralement. La banlieue rouge et les villes ouvrières de provinces lui sont peu à peu grignotées. Il reste une capacité de mobilisation, malheureusement souvent défensive. Il reste la fête de l’Huma, et ce n’est pas rien comme lieu de rendez-vous des forces de progrès.
La LCR, qui se transforme en NPA, est dans une perspective stratégique dangereuse pour la gauche toute entière, même si elle peut rassurer certains sociaux-libéraux, qui redoutent les mises en causes radicales. Mais rien ne serait pire pour la gauche que la séparation entre une gauche de gestion qui ne changerait plus rien et une gauche radicale qui parlerait sans jamais entrer dan le changement réel.
Les Verts n’ont pas su sortir du concept de nature, qui est profondément réactionnaire, pour développer une véritable culture du développement durable. Et ils se sont mués en un petit groupe de pression erratique.
Les radicaux n’ont qu’à la marge et dans quelques rares départements su faire vivre la tradition d’une gauche républicaine d’émancipation.
Il ne nous faut pas seulement critiquer les autres. Force est de constater que le projet d’un mouvement républicain et citoyen que nous portons depuis 1993 n’a pas véritablement rassemblé ni pris forme.
Par la force des choses, c’est autour du PS que se fera ou ne se fera pas la structuration de la gauche, à moins d’une improbable décomposition. Et il faut bien dire que le groupe de liaison qui a été mis en place depuis quelques mois est bien poussif.
Il existe aussi un problème lié à la base très étroite des militants du PS. La gauche française repose sur les décisions de 100 000 personnes, dont la moitié d’élus, légitimement attachés à leur siège. Il faudra soit que cette base s’élargisse réellement, soit qu’un mode particulier d’ouverture au peuple de gauche soit mis en place.
Pour notre part, nous pensons même que c’est par une refondation de toute la gauche, à partir d’un projet républicain dynamique, que ce sera possible. Mais toutes les formules qui permettront d’avancer sont bonnes à prendre.