Jeudi 10 Mars 2016

Le Monde IDÉES / La professionnalisation des politiques, un verrou français



Une enquête du Monde sur les processus de la représentation démocratique (Le Monde 10 mars 2016)


Le Monde.fr |  10.03.2016 à 16h49 • Mis à jour le 10.03.2016 à 18h45 | Par  Anne Chemin

En ce jour d’automne 2015, Florent Hérouard affiche une barbe naissante et un sweat-shirt à capuche qui tranchent avec l’allure traditionnelle des hommes politiques. Invité de France Bleu Normandie, ce géographe qui a inventé un système d’attache pour les skateboards est tête de liste aux élections régionales dans le Calvados. Une position qu’il n’a pas conquise au terme d’un long parcours au sein des instances dirigeantes de son parti : comme tous les candidats de Nouvelle donne, le mouvement de Pierre Larrouturou, Florent ­Hérouard a été désigné au terme d’un tirage au sort. Il est, affirme-t-il avec fierté, un « candidat-citoyen » qui rêve de « faire de la politique autrement ».
 
Autrement ? Comme un amateur éclairé qui croit en la chose publique sans vouloir pour autant en faire son métier. Une idée que les grands partis considèrent souvent avec un brin de condescendance, comme si elle relevait de l’aimable folklore de la ­démocratie participative. La contribution des profanes à la démocratie est pourtant une idée très ­ancienne : dans l’Antiquité, les Grecs pratiquaient le tirage au sort et la rotation rapide des mandats afin, justement, de favoriser « l’autogouvernement de tous par tous, chacun étant à tour de rôle gouvernant et gouverné », souligne le politiste Yves Sintomer dans un texte publié en 2012 sur le site La Vie des idées.
 
Cet usage a survécu dans la justice – les jurés d’assises sont, aujourd’hui encore, tirés au sort –, mais il a ­disparu dans le monde politique : depuis le début du XXe siècle, et surtout depuis l’avènement de la ­Ve Répu­blique, la démocratie française est entrée dans l’ère de la professionnalisation. « Aujourd’hui, la politique est un métier, constate Bruno Cautrès, chercheur CNRS au Centre de recherches politiques de Sciences Po, le Cevipof. Les hommes politiques construisent des carrières longues : ils occupent tour à tour des fonctions électives, des postes dans la haute fonction publique ou dans des cabinets, des responsabilités dans l’appareil des partis – et ce, parfois, pendant toute une vie. Le temps des néophytes issus de la société civile est terminé. »
 
« LA DÉCENTRALISATION A CRÉÉ, 
EN VINGT-CINQ ANS, 
UNE ÉLITE URBAINE FERMÉE, PROFESSIONNALISÉE ET NOTABILIAIRE. » 
LUC ROUBAN, 
DIRECTEUR DE RECHERCHE AU CNRS

 
Les chiffres sont sans ambiguïté : à l’Assemblée ­nationale, l’entrée « directe » de citoyens dénués ­d’expérience politique est en voie de disparition. « Les trajectoires menant au Palais-Bourbon impliquent un ­investissement professionnel précoce dans la politique et la détention préalable de plusieurs postes de pouvoir, ce qui implique un savoir-faire », explique Luc Rouban, directeur de recherche au CNRS (Cevipof), dans une étude sur le profil des députés élus en 2012. Un tiers des députés socialistes ont ainsi « fait leurs premières armes au sein du PS, très souvent comme ­assistants parlementaires ou membres de cabinets municipaux ou régionaux », poursuit-il, en soulignant une ­ « certaine professionnalisation des députés ».
 
Des parcours qui se ressemblent

Luc Rouban observe une même tendance chez les élus ­locaux des zones urbaines. « La proportion d’hommes et de femmes d’appareil qui proviennent des entourages locaux (cabinets de maires, collaborateurs de conseils généraux ou régionaux ou d’intercommunalités) continue d’augmenter allègrement pour représenter, en 2014, le quart de tous les maires, constate-t-il dans une étude sur les villes de plus de 30 000 habitants. A cela, il faut ajouter la part croissante prise par les professions politiques dans lesquelles ont été ­intégrés les assistants parlementaires ou les collaborateurs d’élus au niveau national. » Sa conclusion est sans appel : « La décentralisation a créé, en vingt-cinq ans, une élite ­urbaine fermée, professionnalisée et notabiliaire, qui a ­concentré le pouvoir local en accumulant les ressources ­partisanes et sociales. »
 
Avec la professionnalisation, les parcours des hommes politiques de ce début de XXIe siècle se ressemblent de plus en plus. « Ils militent dans une organisation de jeunesse, ils intègrent un institut de sciences politiques, d’économie ou de droit, ils deviennent assistants d’élus, ils sont membres d’un cabinet, ils briguent un mandat, explique Rémi ­Lefebvre, professeur de sciences politiques à l’université Lille-II. C’est comme cela qu’ils apprennent les ficelles du métier – la capacité à faire campagne, à diviser ses adversaires et à acquérir le sens pratique dont parle Pierre Bourdieu. Le stade ultime de la professionnalisation, c’est l’absence totale de passage par une vie professionnelle autre que la politique. Ce phénomène touche tous les partis, à droite comme à gauche – y compris le Front national. » Au risque, parfois, de créer un monde à part.

Beaucoup de Français semblent en effet se lasser de cet « entre-soi professionnalisé », selon le mot de Rémi ­Lefebvre. Sondage après sondage, ils plaident pour un ­renouvellement du personnel politique. Le spectre de la répétition du duel Hollande-Sarkozy de 2012 à la présidentielle de 2017 ? Le retour en fanfare de l’ancien secrétaire général de l’UMP, Jean-François Copé ? La publication du nouveau livre de François Fillon, qui a commencé sa carrière politique comme assistant parlementaire, en 1976  ? 
 
Beaucoup de Français ont le sentiment que la vie politique fonctionne en vase clos. Une situation qui fait dire à l’humoriste de France Inter Charline Vanhoenacker qu’« il y a autant de renouvellement dans la classe politique française que chez les invités de Michel Drucker »…
 
Les partis, des « machines »

Si la professionnalisation est aujourd’hui très marquée, elle ne date pas d’hier : dès le lendemain de la Grande Guerre, le sociologue allemand Max Weber l’évoque dans une conférence prononcée en 1919 à Munich, «Politik als beruf » (la politique comme métier). Il définit alors les professionnels de la politique comme ceux qui vivent « pour » et « de » la politique. En ce début de XXe siècle, Max Weber ­insiste sur la fin de la domination des notables et l’importance croissante des partis, ces «immenses appareils » que les pays anglo-saxons surnomment des « machines ». L’élément « décisif et nouveau », souligne-t-il, est le fait que les professionnels de la politique que sont les responsables de l’organisation sont désormais à même « d’imposer dans une mesure assez considérable leur propre volonté ».
 
En France, le mouvement s’amorce au début du XXe siècle. « Jusqu’à la fin du XIXe, les dirigeants des institutions de l’Etat étaient souvent issus des cercles de notables, analyse le politiste Daniel Gaxie dans un article publié en 2001 dans la revue Mouvements. Ils ne vivaient pas que “pour” la politique puisque leur rang social leur commandait de se prêter à d’autres activités honorifiques et ils ne vivaient pas que “de”la politique puisqu’ils exerçaient souvent leurs fonctions à titre bénévole et que leur fortune leur permettait de vivre sans en attendre de revenus. L’activité politique ­professionnelle apparaît progressivement avec les premiers partis politiques, l’ascension politique d’hommes moins ­fortunés, en particulier dans le mouvement ouvrier, l’instauration d’indemnités versées aux élus et l’élargissement des interventions de l’Etat. »
 
Expertise et engagement
 
Ce mouvement de professionnalisation s’accentue après la seconde guerre mondiale, et surtout sous la Ve République. « A la fin des années 1970, on voit apparaître le professionnel de la politique tel que nous le concevons aujourd’hui, explique Luc Rouban. Son parcours mêle expertise et engagement  : c’est, par exemple, le ­conseiller d’un ministre qui brigue un mandat local avant de repartir dans la haute fonction publique ou un responsable de parti qui s’engage dans un cabinet avant de devenir maire. » A partir des années 1980, cette évolution est renforcée par la décentralisation. Les maires, les conseillers généraux et les conseillers régionaux, poursuit Luc ­Rouban, « cessent d’être des amateurs éclairés ou des ­notables qui transmettaient leur mandat à leur fils pour ­devenir de vrais professionnels ».

Aujourd’hui, résumait Daniel Gaxie en 2001, la politique est devenue une « activité différenciée, spécialisée, permanente et rémunérée ». Faut-il s’inquiéter de cette évolution qui marque, après tout, la fin d’une ère bien peu démocratique, celle des notables ? Dans un monde où la mise en œuvre des politiques publiques requiert de plus en plus de compétences, n’est-il pas sage de confier leur conception à des professionnels aguerris de la chose publique ? Ne faudrait-il pas se féliciter que des personnels compétents passent des décennies à apprendre les rouages de l’action ­publique ? Ne serait-ce pas, par ailleurs, la pente naturelle d’une société qui plaide constamment en faveur de l’élévation du niveau de qualification dans le monde du travail ?
 
« La compétence est une forme de dépolitisation »

Tout dépend, répond Luc Rouban, de la conception que l’on a de la démocratie représentative. « Si l’on considère que les élus sont censés porter la voix de leurs électeurs et représenter leurs intérêts, la professionnalisation est évidemment un problème. Si l’on considère en revanche que les élus sont de simples mandataires auxquels les citoyens ­confient leurs pouvoirs pendant un certain temps afin qu’ils prennent les décisions à leur place, on favorise naturellement l’émergence d’une classe d’experts. Dans cette conception libérale, le citoyen délègue sa parcelle de souveraineté : il considère qu’il y a des professionnels pour gérer l’action ­publique et il les juge au résultat. Les universitaires américains John Hibbing et Elizabeth Theiss-Morse ont inventé un mot pour désigner ce système : la démocratie “furtive”. »
 
« LA LOGIQUE DE L’EXPERTISE A DÉVORÉ
LA POLITIQUE FRANÇAISE 
COMME ELLE A DÉVORÉ
LA CONSTRUCTION EUROPÉENNE. » 
RÉMI LEFEBVRE, POLITISTE
 
Tout, cependant, n’est pas toujours rose dans le monde de la démocratie « furtive ». Ne serait-ce que parce que les fameuses compétences dont se réclament les hommes ­politiques peuvent masquer, voire effacer les clivages politiques. « La compétence est souvent une forme de dépolitisation, estime Rémi Lefebvre. En intégrant les paramètres technocratiques, en réduisant la politique à un problème technique, le débat politique perd de vue les grands choix, les alternatives. Il est évidemment illusoire d’évacuer toute logique d’expertise des politiques publiques, mais le risque, c’est qu’elle ait la prétention de dire une forme de vérité, qu’elle ferme les possibles. La logique de l’expertise a dévoré la politique française comme elle a dévoré la construction européenne. »
 
En créant un monde à part, la professionnalisation a en outre l’inconvénient de renforcer les logiques « corporatistes ». « Les sciences sociales ont souligné de longue date que la division du travail, la différenciation, la spécialisation et la professionnalisation favorisent l’apparition d’intérêts particuliers dans les nouveaux univers sociaux qu’elles constituent, constate Daniel Gaxie dans Mouvements. (…) En tant que professionnel, l’homme politique a des intérêts propres qu’il est tenté de privilégier. On pense bien sûr au souci des élites de conserver leur place dans l’univers politique, d’être réélus, de progresser dans le cursus honorum ou d’améliorer leur popularité. Plus largement, le milieu politique est le plus souvent tout entier affairé autour des enjeux spécifiques qui le structurent » – les alliances, les candidatures, les remaniements…
 
Enfin, en transformant un mandat de quelques années en un métier que l’on exerce parfois pendant toute une vie, la professionnalisation nourrit une très forte longévité politique – des carrières interminables, des candidatures à répétition, des come-back sans fin. « La longévité est déjà une tendance forte de la démocratie car en France, le coût d’entrée dans la vie politique est très élevé, poursuit Rémi Lefebvre. Pour obtenir un mandat, il faut être patient, renoncer à sa vie personnelle et faire énormément de sacrifices. Lorsque le seuil de la professionnalisation est franchi, l’élu cherche donc à se maintenir dans le jeu le plus longtemps possible. Les mandats sont à durée limitée mais ­l’engagement politique est souvent appréhendé dans une forme d’irréversibilité. »
 
Le cumul des mandats, mère de toutes les batailles

La professionnalisation renforce jusqu’à la caricature ce trait de la culture française – en posant, du même coup, des problèmes de légitimité démocratique. Comment, dans un monde aussi figé, accueillir les nouveaux venus de la scène politique que sont les femmes et les représentants de la ­diversité ? Les portes du monde politique ont en effet un mal fou à s’entrouvrir : malgré l’inscription, en 1999, du principe de parité dans la Constitution, les femmes représentent seulement 26,9 % des députés, 22,1 % des sénateurs, 13,9 % des conseillers généraux et 9,6 % des maires de villes de plus de 3 500 habitants. Les représentants de la diversité ne sont guère mieux lotis : l’Assemblée nationale ne compte que huit députés d’origine africaine, maghrébine, asiatique ou brésilienne, soit… 1,4 %.
 
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Jour après jour, la professionnalisation éloigne donc les élus de la société dont ils sont issus – et pas seulement parce qu’elle manque de femmes ou de descendants d’immigrés. « Si la professionnalisation consiste à dire que l’on peut, au titre de ses compétences, se maintenir autant de temps que l’on veut à plusieurs fonctions en même temps, cela renforce le fossé entre les règles qui régissent le monde politique et celles qui régissent la société civile, affirme le politiste Bruno Cautrès. Comment voulez-vous que les ­citoyens acceptent que plus de 80 % des députés aient au moins deux mandats alors qu’ils savent qu’il est impossible d’exercer deux métiers à temps plein ? Comment voulez-vous qu’ils trouvent normal que 60 % des maires aient plus de 60 ans alors qu’à cet âge, la plupart des salariés s’apprêtent à partir à la retraite ? »
 
Rebattre les cartes
 
Comment insuffler du renouvellement dans ce monde à part qu’est la politique ? Pour beaucoup d’intellectuels, la mère de toutes les batailles est la lutte contre le cumul des mandats. « Il faut instaurer un mandat unique, comme dans l’immense majorité des pays européens, plaide Rémi Lefebvre. Un premier pas sera accompli en 2017 si la réforme interdisant aux députés et aux sénateurs d’être également président ou vice-président d’un conseil régional ou départemental n’est pas abrogée. C’est déjà une petite révolution, mais il faut aussi limiter les mandats dans le temps en autorisant deux, voire trois mandats maximum. Aujourd’hui, les carrières politiques sont tellement longues que les élus ne peuvent pas revenir en arrière. Il y a un effet cliquet : ­comment voulez-vous qu’un enseignant qui a été député pendant quinze ou vingt ans revienne devant ses élèves ? »
 
Pour Eric Keslassy, auteur, en 2009, d’un rapport sur la diversité pour l’Institut Montaigne et enseignant à Sciences Po, le mandat unique, et surtout sa limitation dans le temps, permettrait enfin de faire respirer la démocratie. « Il faut absolument rebattre régulièrement les cartes car au bout d’un moment les habitudes priment et la motivation s’érode. Lors du premier mandat, l’élu s’installe, lors du deuxième, il donne sa pleine mesure, lors du troisième, il y a une chute de l’activité – la productivité est en recul, diraient les économistes ! Les élus objectent qu’il serait dommage de se priver d’un élu qui a de l’expérience, mais de nouveaux venus peuvent, eux aussi, réussir leur apprentissage et ­devenir de bons élus. Il est sain, pour la démocratie, que de nouveaux profils parviennent à émerger. »
 
Une réforme du statut de l’élu
 
Pour faciliter les allers et retours entre le monde politique et la société civile, beaucoup plaident également en faveur d’une réforme du statut de l’élu afin de susciter de nouvelles vocations, notamment dans le monde de l’entreprise. Si les fonctionnaires peuvent en effet s’engager en politique sans mettre en péril leur carrière professionnelle, les salariés du privé se montrent plus hésitants. Prévoir des congés temporaires, accorder des formations, simplifier le retour à l’emploi : entré en vigueur en début d’année, le nouveau statut de l’élu local permettra, par exemple, aux maires des villes de plus de 100 000 habitants de réintégrer leur entreprise à la fin de leur mandat. Il fait cependant l’impasse sur les élus nationaux.
 
Pour le politiste Bruno Cautrès, il faut aller beaucoup plus loin. « Le débat sur la professionnalisation renvoie à un mal plus profond : une gigantesque crise de défiance ­envers le monde politique. Pour en venir à bout, l’installation d’une énième commission proposant des réformes d’ingénierie institutionnelle ne suffira pas : il faut créer dans ce pays un grand moment délibératif sur le modèle de ce que propose l’universitaire américain James Fishkin, l’un des théoriciens de la démocratie participative. Les Français sont attachés à la démocratie mais leur insatisfaction envers son fonctionnement est immense. C’est un grand chantier, mais il faut prendre au sérieux la parole des citoyens et répondre à cette demande concernant la qualité de la démocratie. »
 
Anne Chemin 
Journaliste au supplément Culture-Idées