Dans la plupart des analyses socio-économiques, historiques ou politiques, la donnée centrale, celle pour qui l’analyse est proposée, disparaît dans une globalisation normative déshumanisante. Pourtant, c’est bien le genre humain qui est le sujet de ces études.
Certes, on peut comprendre l’intérêt à extraire la variable humaine, et, en particulier, la diversité des attitudes et des comportements de la réalité sociale pour mieux échafauder un système complexe et interactif de causalités. Mais, à la fin, le seul intérêt d’une étude sociale, c’est l’effet qu’une décision peut engendrer sur la vie quotidienne (bref, sur l'histoire des hommes). Le fait que les mécanismes financiers et monétaires soient des systèmes rationnels et mécaniques n’enlève rien à la tragédie des drames humains qu’ils engendrent. Quel est donc l’intérêt d’une politique qui condamne une partie de la population ? Pour les citoyens, cela n’en présente aucun. Mais pour celui qui la dirige, cela devient une réforme nécessaire, un pari sur l’avenir, au risque de rendre la vie quotidienne très pénible à ceux qui sont sacrifiés «au» système. L’homme serait-il donc une donnée interchangeable, un produit standard, une boîte de conserve dans une belle ligne de « facing » ?
Dans les débats politiques, on se jette les chiffres à la tête, on se noie dans les interprétations de valeurs absolues ou relatives, on s’accroche à un taux qui explique tout, on tricote autour d’un nombre pour lui faire dire ce qu’il ne peut exprimer. Et puis on oublie l’essentiel : la réalité sociale.
Bien sûr, il ne faut pas tomber dans le larmoyant médiatique et dans le cas particulier stérile, mais il y a certaines questions qu’il faut nécessairement se poser. Par exemple, c’est quoi un pauvre en France ? C’est sans aucun doute celui qui n’a pas les 817 € (seuil de pauvreté en 2010) officiels pour vivre mais c’est aussi l’adulte ou l’enfant qui est obligé de se priver de repas le matin et le midi, c’est celui qui mange seulement des pâtes et du riz pour la énième fois alors que la société, dans sa grande mansuétude compassionnelle, l’incite à manger cinq fruits et légumes par jour ; c’est encore celui qui porte jour après jour les mêmes vêtements, jusqu’à l’usure, qui finissent par dégager une odeur de promiscuité et d’exiguïté ; le pauvre, c’est celui qui ne peut pas se déplacer où il veut et quand il veut, c’est toujours celui qui ne peut pas décider de ce qu’il veut faire parce qu’il ne peut pas le faire. Le pauvre, c’est celui qui n’est pas libre parce qu’il n’a pas les moyens d’être libre.
La note de la fondation Copernic pose la question du décompte des pauvres en France et conteste la cohérence et la validité du chiffrage. Mais au-delà de la querelle de chiffres, ce petit livre met en perspective les politiques de dérégulation économique et décrypte les discours qui la justifient. Le premier chapitre « Prendre aux pauvres pour donner aux riches » montre comment le contrat social d’après-guerre, favorable au salariat, moteur de la reconstruction, a permis d’instituer un ensemble de mesures de protection des travailleurs et d’assistance aux franges les plus fragiles de la population. Mais à partir des années 1980, les gouvernements successifs prennent des mesures favorables aux entreprises pour répondre à la montée du chômage : « Sous la pression de l’idéologie libérale qui explique le chômage par le coût “excessif” de la main-d’œuvre, le gouvernement Chirac met en place des mesures d’exonération de l’embauche de certains publics, supprime l’autorisation administrative en cas de licenciement économique et facilite le recours au CDD » [pp. 17-18].
A partir de cette époque, le contrat social se transforme en contrat patronal : les gouvernements adoptent plusieurs réformes ayant pour objectif de baisser le coût supposé du travail sans pour autant démontrer le gain social de ces mesures. En contrepartie, une politique de « responsabilisation » des allocataires doit empêcher les travailleurs de profiter d’un système de protection social apparemment trop favorable : « La tendance est maintenant à la “responsabilisation” de ceux qui sont désormais considérés comme des profiteurs d’un système jugé trop généreux et générateur d’abus. On explique, à qui veut bien l’entendre, que le niveau trop élevé des allocations chômage et de celles versées sans conditions de ressources est à l’origine d’une désincitation à la reprise d’activité, les pauvres préférant toucher leurs allocations que de travailler » [pp. 19].
Ce renversement de la logique d’assistance, aujourd’hui concentrée en priorité sur l’entreprise (exonération des charges), s’accompagne par un désengagement de la solidarité nationale au profit de la privatisation du social : assurance-maladie complémentaire, retraite complémentaire, création du secteur médical à honoraire « libre ». Les quelques mesures sociales d’envergure ne peuvent plus rien contre la loi du marché : ainsi les bénéficiaires de la CMU ne sont pas reçus par le corps médical sous prétexte qu’il ne sera pas suffisamment remboursé.
Dernière étape de destruction de l’État providence, hérité du programme du Conseil national de la Résistance (un compromis entre gaullistes et communistes), c’est le contrôle et la pénalisation du chômeur ou de l’allocataire. La suspicion a quitté le monde du patronat pour s’installer dans celui du salariat ; le délinquant, c’est aujourd’hui le salarié. Le coupable, c’est aujourd’hui le salarié sans emploi. Et le rôle de l’État est désormais de sanctionner ce coupable : « Au début des années 2000 plusieurs rapports officiels (Marimbert, Camdessus) et ceux d’économistes libéraux (Cahuc et Kramertz) vont inspirer le futur président pour mener une politique de contrôle censée favoriser la remise au travail et la croissance, et supprimer “l’enfermement des chômeurs dans l’assistance”. Mais pour être efficace, il faut dissimuler cette pénalisation des chômeurs en la cachant derrière un discours de rationalisation des moyens et de justice sociale. On ne parle plus de contrôle mais d’accompagnement et de suivi » [p. 24].
Dissimuler la politique de pénalisation, c’est en effet l’objectif d’une politique qui se cache derrière un discours sur la volonté individuelle et le droit à la réussite. La loi sur l’égalité des chances justifie l’idée que nous aurons bientôt tous les mêmes chances sur la ligne de départ libérale et, bien sûr, l’échec ne sera que la conséquence de l’incompétence individuelle (individu qu’il faut former à être employable). Le RSA, quant à lui, légitime juridiquement la précarisation de la frange la plus pauvre du salariat : l’entreprise devient citoyenne et respectable en engageant les pauvres et les exclus à moindre coût, ce qui «amplifie le temps partiel subi et exerce globalement une pression à la baisse des salaires» [p. 27].
Il est à parier que dans cette société néolibérale que nous construisons chaque jour davantage, l’action sociale finira par être le terrain de chasse de fondations caritatives de millionnaires contrits et de dames patronnesses médiatiques qui, de tout leur cœur, apporteront un peu de réconfort aux pauvres et aux malheureux sans jamais, ô grand jamais, parler "politique".
Claude DE BARROS
(note de lecture écrite en 2010)
Certes, on peut comprendre l’intérêt à extraire la variable humaine, et, en particulier, la diversité des attitudes et des comportements de la réalité sociale pour mieux échafauder un système complexe et interactif de causalités. Mais, à la fin, le seul intérêt d’une étude sociale, c’est l’effet qu’une décision peut engendrer sur la vie quotidienne (bref, sur l'histoire des hommes). Le fait que les mécanismes financiers et monétaires soient des systèmes rationnels et mécaniques n’enlève rien à la tragédie des drames humains qu’ils engendrent. Quel est donc l’intérêt d’une politique qui condamne une partie de la population ? Pour les citoyens, cela n’en présente aucun. Mais pour celui qui la dirige, cela devient une réforme nécessaire, un pari sur l’avenir, au risque de rendre la vie quotidienne très pénible à ceux qui sont sacrifiés «au» système. L’homme serait-il donc une donnée interchangeable, un produit standard, une boîte de conserve dans une belle ligne de « facing » ?
Dans les débats politiques, on se jette les chiffres à la tête, on se noie dans les interprétations de valeurs absolues ou relatives, on s’accroche à un taux qui explique tout, on tricote autour d’un nombre pour lui faire dire ce qu’il ne peut exprimer. Et puis on oublie l’essentiel : la réalité sociale.
Bien sûr, il ne faut pas tomber dans le larmoyant médiatique et dans le cas particulier stérile, mais il y a certaines questions qu’il faut nécessairement se poser. Par exemple, c’est quoi un pauvre en France ? C’est sans aucun doute celui qui n’a pas les 817 € (seuil de pauvreté en 2010) officiels pour vivre mais c’est aussi l’adulte ou l’enfant qui est obligé de se priver de repas le matin et le midi, c’est celui qui mange seulement des pâtes et du riz pour la énième fois alors que la société, dans sa grande mansuétude compassionnelle, l’incite à manger cinq fruits et légumes par jour ; c’est encore celui qui porte jour après jour les mêmes vêtements, jusqu’à l’usure, qui finissent par dégager une odeur de promiscuité et d’exiguïté ; le pauvre, c’est celui qui ne peut pas se déplacer où il veut et quand il veut, c’est toujours celui qui ne peut pas décider de ce qu’il veut faire parce qu’il ne peut pas le faire. Le pauvre, c’est celui qui n’est pas libre parce qu’il n’a pas les moyens d’être libre.
La note de la fondation Copernic pose la question du décompte des pauvres en France et conteste la cohérence et la validité du chiffrage. Mais au-delà de la querelle de chiffres, ce petit livre met en perspective les politiques de dérégulation économique et décrypte les discours qui la justifient. Le premier chapitre « Prendre aux pauvres pour donner aux riches » montre comment le contrat social d’après-guerre, favorable au salariat, moteur de la reconstruction, a permis d’instituer un ensemble de mesures de protection des travailleurs et d’assistance aux franges les plus fragiles de la population. Mais à partir des années 1980, les gouvernements successifs prennent des mesures favorables aux entreprises pour répondre à la montée du chômage : « Sous la pression de l’idéologie libérale qui explique le chômage par le coût “excessif” de la main-d’œuvre, le gouvernement Chirac met en place des mesures d’exonération de l’embauche de certains publics, supprime l’autorisation administrative en cas de licenciement économique et facilite le recours au CDD » [pp. 17-18].
A partir de cette époque, le contrat social se transforme en contrat patronal : les gouvernements adoptent plusieurs réformes ayant pour objectif de baisser le coût supposé du travail sans pour autant démontrer le gain social de ces mesures. En contrepartie, une politique de « responsabilisation » des allocataires doit empêcher les travailleurs de profiter d’un système de protection social apparemment trop favorable : « La tendance est maintenant à la “responsabilisation” de ceux qui sont désormais considérés comme des profiteurs d’un système jugé trop généreux et générateur d’abus. On explique, à qui veut bien l’entendre, que le niveau trop élevé des allocations chômage et de celles versées sans conditions de ressources est à l’origine d’une désincitation à la reprise d’activité, les pauvres préférant toucher leurs allocations que de travailler » [pp. 19].
Ce renversement de la logique d’assistance, aujourd’hui concentrée en priorité sur l’entreprise (exonération des charges), s’accompagne par un désengagement de la solidarité nationale au profit de la privatisation du social : assurance-maladie complémentaire, retraite complémentaire, création du secteur médical à honoraire « libre ». Les quelques mesures sociales d’envergure ne peuvent plus rien contre la loi du marché : ainsi les bénéficiaires de la CMU ne sont pas reçus par le corps médical sous prétexte qu’il ne sera pas suffisamment remboursé.
Dernière étape de destruction de l’État providence, hérité du programme du Conseil national de la Résistance (un compromis entre gaullistes et communistes), c’est le contrôle et la pénalisation du chômeur ou de l’allocataire. La suspicion a quitté le monde du patronat pour s’installer dans celui du salariat ; le délinquant, c’est aujourd’hui le salarié. Le coupable, c’est aujourd’hui le salarié sans emploi. Et le rôle de l’État est désormais de sanctionner ce coupable : « Au début des années 2000 plusieurs rapports officiels (Marimbert, Camdessus) et ceux d’économistes libéraux (Cahuc et Kramertz) vont inspirer le futur président pour mener une politique de contrôle censée favoriser la remise au travail et la croissance, et supprimer “l’enfermement des chômeurs dans l’assistance”. Mais pour être efficace, il faut dissimuler cette pénalisation des chômeurs en la cachant derrière un discours de rationalisation des moyens et de justice sociale. On ne parle plus de contrôle mais d’accompagnement et de suivi » [p. 24].
Dissimuler la politique de pénalisation, c’est en effet l’objectif d’une politique qui se cache derrière un discours sur la volonté individuelle et le droit à la réussite. La loi sur l’égalité des chances justifie l’idée que nous aurons bientôt tous les mêmes chances sur la ligne de départ libérale et, bien sûr, l’échec ne sera que la conséquence de l’incompétence individuelle (individu qu’il faut former à être employable). Le RSA, quant à lui, légitime juridiquement la précarisation de la frange la plus pauvre du salariat : l’entreprise devient citoyenne et respectable en engageant les pauvres et les exclus à moindre coût, ce qui «amplifie le temps partiel subi et exerce globalement une pression à la baisse des salaires» [p. 27].
Il est à parier que dans cette société néolibérale que nous construisons chaque jour davantage, l’action sociale finira par être le terrain de chasse de fondations caritatives de millionnaires contrits et de dames patronnesses médiatiques qui, de tout leur cœur, apporteront un peu de réconfort aux pauvres et aux malheureux sans jamais, ô grand jamais, parler "politique".
Claude DE BARROS
(note de lecture écrite en 2010)