« Champs de ruines » : c’est le mot qui revient le plus souvent pour décrire l’état de la gauche française aujourd’hui. En tout cas fin du cycle historique structuré autour de l’opposition entre la voie communiste et la voie réformiste. Toutes les versions de la gauche radicale ont explosé ; toutes les versions de la gauche réformiste ont échoué à offrir une alternative au capitalisme.
Je ne rentrerai pas ici dans le détail de cette histoire.
Tout le monde a conscience que nous avons perdu un paradigme, celui des lendemains socialistes qui chantent, mais le débat peine à s’ouvrir pour savoir ce qu’il faut faire désormais.
La pente la plus facile est bien sûr celle qui mène à l’adaptation au monde injuste et dur, tel qu’il est, et beaucoup de dirigeants de gauche s’y laissent entraîner.
Je laisse ici de côté la question des formes d’organisation dans lesquelles la gauche pourrait un jour se retrouver pour ne souligner, sans les analyser dans le détail, que trois questions incontournables, qui sont en quelque sorte des prolégomènes à toute gauche future.
1) La question de la mondialisation
2) Celle de l’Etat nation et des forces sociales capables de s’opposer à cette mondialisation libérale
3) Celle de l’Europe
Sur ces questions, la gauche existante n’a pas élaboré de vision propre; en revanche, la droite a apporté des réponses auxquelles, honteusement ou fièrement, adhèrent certaines mouvances de la gauche libérale.
1. Sur la mondialisation libérale
La droite dit qu’il n’y a pas d’alternative ; la preuve de son affirmation serait presque symboliquement apportée par le fait que les principaux organes de gestion de la mondialisation libérale sont aujourd’hui entre les mains de personnalités de gauche : DSK au FMI, Pascal Lamy à l’OMC !
La thèse des partisans de la globalisation libérale est connue : selon eux, si la globalisation ne donne pas tous ses effets bénéfiques, c’est parce qu’elle n’est pas allée assez loin dans la privatisation du lien social : ce sont donc les couches sociales « protégées » qui doivent payer encore et plus.
Que dit la gauche ?
Je note d’abord que dans la Déclaration de principes adoptée récemment par nos camarades socialistes, il n’y a aucune analyse de cette mondialisation, rien sur la réalité géopolitique impériale et le magistère américain, rien sur le contenu et la forme politique de l’Europe, rien sur l’avenir de l’Etat-nation. Or ce ne sont pas des questions abstraites, car la mondialisation libérale n’est pas un processus historique désincarné.
La globalisation libérale, c’est une évidence, a été dirigée par les Etats-Unis, en s’appuyant sur les multinationales et en utilisant les principales institutions financières internationales. Elle a changé profondément la nature même du capitalisme, devenu essentiellement financier et spéculatif. Et elle est aujourd’hui en crise.
Une crise qui est d’abord celle de l’empire américain, et qui provoque la récession dans les pays riches. Le magistère américain sur l’économie mondiale est ancien.
Il y a en réalité, depuis plusieurs décennies, une véritable stratégie d’exportation de l’inflation américaine, qui est financée par l’épargne mondiale.
Le déficit budgétaire américain est abyssal, il n’y a pas d’exemple comparable dans le monde. En 2009, il atteindra les 482 milliards de $ (autour de 306 milliards d’euros) en plus des 141,8 milliards de $ pour financer les guerres d’Irak et d’Afghanistan.
Je rappelle que le budget militaire des Etats-Unis pour 2008 a été de 645,6 milliards de $ dont 503,8 milliards seulement pour le financement des activités du Pentagone et des programmes d’armement nucléaire.
Or la quasi totalité de ces dépenses est financée par l’épargne mondiale, surtout par l’achat de Bons du Trésor américains par les Chinois, les pays du Golfe Persique, le Japon et certains fonds européens.
Face à cette globalisation libérale, dans sa version agressive comme dans la crise aujourd’hui, la gauche a été incapable de produire un véritable discours alternatif. Et quand il existe, son discours est essentiellement défensif.
On entend souvent à gauche qu’il faut donner un « contenu social » à cette mondialisation. Seulement voilà : par exemple, pour imposer des règles contre la privatisation généralisée des services sociaux au niveau de l’OMC, encore faut-il être capable d’imposer ces règles au niveau de l’Europe et de les faire respecter au niveau de la nation !
L’O.M.C. voulait, dés 2002, un Accord Général sur le Commerce et les Services (AGCS) dont la finalité était de privatiser tous les services publics. Le Commissaire européen d’alors, Pascal Lamy, en avait défendu le principe au niveau européen. Les transports, la santé et la Poste étaient dans le collimateur. Aujourd’hui, la privatisation de la Poste entre en vigueur ! Et bientôt ce sera le tour des transports ferroviaires !
Mais que fait la gauche ? Elle se limite de fait à une politique incantatoire, elle dénonce, mais elle ne prévient pas à la source.
Or, il n’y aura pas de sortie de crise pour la gauche si elle ne propose rien pour combattre cette mondialisation libérale. Et la stratégie alternative doit se déployer sur plusieurs fronts :
1) Des règles encadrant la concurrence à l’OMC, et notamment le principe de clause sociale dans le libre-échangisme concurrentiel. Ce serait une véritable révolution théorique.
2) Un contrôle systématique de la circulation des capitaux
3) Mais aussi : repenser l’architecture monétaire internationale et tout particulièrement le rôle du dollar.
L’euro, nous avait-on annoncé pour le justifier, devait concurrencer le dollar. Il est aujourd’hui sévèrement châtié par le dollar.
Pourquoi un euro fort ? Notamment parce qu’il profite le plus aux pays dont le commerce extérieur est intrazone européenne, soit l’Allemagne (4/5ème de ses exportations). On comprend pourquoi il ne faut pas toucher à la banque centrale.
4) - Déclarer, dans l’OMC, des zones de souveraineté nationale non marchandes : éducation, santé, et de façon plus large, services sociaux.
- Taxer les délocalisations
- Revoir les rôles du FMI et de la Banque Mondiale, etc.
Il y a, de part le monde, — en Europe, Amérique Latine, USA, Afrique, Inde, des milliers de proposition, d’idées qui circulent pour lutter contre le libéralisme.
La gauche doit analyser ce grand laboratoire mondial, et en tirer des enseignements, des stratégies, des politiques.
Sur quelles forces s’appuyer ? Normalement, trois forces principales :
1) L’alliance des couches moyennes appauvries par cette mondialisation et des classes populaires
2) L’Etat-nation, qui n’est pas dépassé. (Le budget de l’UE n’est même pas de 1 % du PIB européen)
3) Une réorientation stratégique de l’Europe.
Dans ces trois espaces, il faut mettre la bataille contre le libéralisme mondialisé aux commandes. Il faut délégitimer les élites financières qui dirigent l’Union européenne ; montrer qu’elles n’ont plus rien à voir avec l’intérêt général ; qu’elles ne sont autonomisées et qu’elles sont devenues des vecteurs du pouvoir de l’argent contre l’intérêt général des citoyens de l’Europe.
Il faut reconstruire les solidarités sociales en élaborant un projet commun entre classes moyennes, ouvriers, salariés et exclus – autrement dit, construire un sujet politique qui puisse s’opposer au bloc hégémonique des élites financières unies.
L’Etat-nation est le vecteur stratégique principal dans cette lutte. Il faut d’abord le reconquérir, ce qui n’est pas simple ; il faut ensuite le rendre capable d’agir au plan européen et au plan mondial. C’est possible.
Un exemple : le rapport, en Europe, à la Banque Centrale Européenne. Aujourd’hui la France, l’Italie, l’Espagne demandent une révision de la politique de l’euro fort. Mais l’Allemagne n’en veut pas. Et les règles existantes favorisent la banque centrale. On est paralysé ? Oui, parce que l’on a accepté des règles paralysantes (le plan de stabilité – Maastricht). Une des premières actions serait de demander la transformation des critères de convergence de Maastricht, la remise en cause du pacte de stabilité, la nationalisation (la vraie) des secteurs de souveraineté, parmi lesquels il faut mettre les services publics.
Mais on voit bien que cela signifie un accord sur la signification de l’Etat-nation aujourd’hui. Or, la Gauche (sous toutes ses versions), n’a pas de pensée originale sur l’Etat-Nation.
2. Sur l’Etat-nation
Sur l’Etat : soit la gauche l’a combattu parce qu’elle le concevait comme l’instrument de la dictature du capital) — version instrumentale ; soit elle s’y est soumise (socialisme réformiste), c’est la version sociale-démocrate et aujourd’hui libérale.
Or, c’est un paradoxe réel : la seule forme d’Etat social qu’on ait connue, c’est celle du Welfare State, qui était en réalité nécessaire au développement du capitalisme après guerre. L’Etat le plus social, en France, c’est celui préconisé par le Conseil National de la Résistance (CNR). De Gaulle !
Et dont le capitalisme s’est débarrassé dès qu’il n’en a plus eu besoin. Mais la gauche n’a ni inventé un Etat social spécifique, ni fait la critique constructive du Welfare State. Il est venu, il est parti. Point ! D’où la victoire idéologique du libéralisme.
Mais aujourd’hui, pire encore, la gauche a intériorisé la délégitimation libérale de l’Etat. Elle refuse de revenir à l’« étatisme ». Et c’est la droite mondiale qui parle d’étatisation nécessaire (c’est-à-dire, pour celle-ci, de la socialisation des pertes). Pourquoi cette dérive ? Il y a beaucoup de raisons. Mais une me paraît évidente. La gauche accepte le cosmopolitisme du marché et assimile l’interventionnisme étatique à un nationalisme d’Etat. Elle se méfie de la nation-Etat.
Cette conception a été théorisée d’ailleurs par Habermas dans Après l’Etat-nation, mais dans une perspective, à mon avis, déconnectée de la réalité vécue des peuples. S’inspirant de l’idéalisme kantien, il propose une conception cosmopolitique post-étatique. Sa thèse centrale ne diffère pas, sur le fond, de celle des idéologues libéraux : elle affirme que la mondialisation actuelle manifeste un procès d’intégration économique mondial, et que l’Etat nation constitue un obstacle à ce procès.
C’est là un postulat a priori qui mérite au moins discussion !
Pourquoi la mondialisation ne serait-elle pas tout autant et peut-être avant tout un processus de désintégration de l’économie mondiale sous l’effet d’un capitalisme financier que plus personne ne contrôle ?
Pourquoi l’intégration économique mondiale serait nécessairement au bout de ce processus, et pas la destruction, la fragmentation mondiale, et de nouvelles guerres ?
En réalité, la faiblesse de la gauche à penser l’Etat à l’époque de la mondialisation est elle-même liée à l’incapacité de penser la nation, dans ce que celle-ci signifie comme médiation politique et sociale. Car l’Etat n’est rien sans la nation qui lui donne sens.
La droite entend que le rôle stratégique de l’Etat nation est dépassé à l’époque de la mondialisation libérale, la nation elle-même n’étant plus ou moins qu’une forme identitaire, culturelle, qui doit trouver sa place dans un monde pluriel.
Il est vrai que l’Etat-nation ne constitue plus le seul cadre des grandes décisions économiques, mais cela signifie-t-il que la fonction régulatrice de l’Etat a disparu ?
Et, surtout, cela signifie-t-il que la souveraineté nationale, c’est-à-dire l’intérêt général, soit devenue obsolète ?
Peut-on comprendre la politique européenne si l’on met entre parenthèses les intérêts nationaux de nos voisins allemands, anglais, italiens, etc..?
En fait, la question de l’Etat-nation est centrale. C’est l’Etat qui lui donne une cohérence dans l’existence au monde, sous forme de nation.
Non la nation entendue comme organe biologique, comme race ou ethnie, mais la nation dépassant, par son symbolisme et le lien qu’elle instaure entre les citoyens, les appartenances particularistes, que ce soit à une tribu, un clan, une religion, une spécificité culturelle ou linguistique, pour déboucher sur une union politique, une citoyenneté partagée, en France un même pacte laïque, une égalité politique et des obligations civiles qui fondent et rendent possible cette égalité.
Une nation citoyenne. Et une nation métisse, fondée sur le brassage de différences et non sur l’apologie des particularismes. Une République citoyenne.
La gauche, si elle reprend à son compte la plupart de ces valeurs, se refuse à les corréler clairement, fortement, à l’identité nationale républicaine. En fait, la nation républicaine, c’est l’impensé de la gauche, et c’est le boomerang qui ne cesse et ne cessera de lui revenir au visage. Mais l’enjeu est plus important encore : c’est celui de la démocratie.
Dans la mondialisation comme dans la construction européenne, l’espace national est le seul cadre dans lequel la démocratie peut fonctionner de manière plus ou moins transparente et sous un contrôle plus ou moins effectif des citoyens. On n’a pas besoin d’être spécialiste de sciences politiques pour comprendre que si l’Europe actuelle a dérivé vers la technocratie autoritaire et opaque, c’est précisément parce qu’il n’y a pas de cadre démocratique européen et que le Parlement européen est loin, très loin, de jouer ce rôle.
C’est pourquoi, si l’on veut construire l’Europe, il est crucial, impératif de clarifier les rapports entre les Etats nations et l’Europe. Or, la gauche, là aussi, a des difficultés à comprendre la relation entre démocratie et Nation. Elle vit en général sous le poids de l’opprobre qui est portée contre les nations en raison des terrifiantes dérives nationalistes du XXe siècle. Il nous faut donc un vrai débat, à gauche, sur la nation et l’Etat.
3. Enfin, sur l’Europe et sa nécessaire réorientation.
La droite soutient que sa construction comme entité économique et politique dépasse la question de la différence droite-gauche. A gauche, beaucoup partagent ce point de vue.
De là le pacte passé entre la droite et la gauche depuis le début des années 80 pour mettre en place une Europe économiquement libérale et politiquement impuissante (c’est-à-dire en fait soumise aux Etats-Unis, comme le prévoyaient le Général de Gaulle et Mendès-France).
Je crois que s’il y a un domaine où la faiblesse théorique et politique de la gauche est patente, c’est bien celui de la construction européenne. Je crois aussi que l’accord des sociaux-libéraux et de la droite sur l’Europe libérale a détruit tout le potentiel émancipateur critique de la gauche européenne.
La gauche n’a pas de théorie alternative de l’Europe.
Il nous faut une autre vision de l’Europe. Une vision politique et stratégique.
- On doit trouver la forme politique adéquate pour unir les nations européennes ;
- On doit autonomiser l’Europe par rapport à ceux qui veulent la soumettre, surtout à l’Amérique (Balladur/Sarkozy). L’Europe doit devenir adulte, exister par elle-même. D’où un nécessaire débat avec nos partenaires européens.
- On doit avoir le courage de dire que l’Europe ne doit pas être l’ennemi de la Russie ; qu’elle doit aider ce pays à aller vers plus de démocratie ; qu’elle a des intérêts communs avec la Russie en matière énergétique et stratégique pour un monde multipolaire.
- On doit réorienter l’Europe vers des solidarités régionales et travailler avec les continents émergents : Chine, Inde, Brésil, Mexique, etc.
- On doit faire de l’Europe un acteur stratégique majeur en Méditerranée et faire du monde arabo-musulman un allié. Tout comme Israël et les palestiniens.
- Enfin, plus que tout, les peuples européens doivent réapprendre à s’occuper d’eux-mêmes : politique d’emploi et de croissance ; contrôle Banque Centrale Européenne ; politique environnementale non obscurantiste, etc., voilà les chantiers sur lesquels l’Europe est jugée et sera jugée.
La situation semble désespérée ? Mais Hölderlin ne disait-il pas : « là où il y a le plus grand désespoir, germent aussi les semences du plus grand espoir » ?
Je ne rentrerai pas ici dans le détail de cette histoire.
Tout le monde a conscience que nous avons perdu un paradigme, celui des lendemains socialistes qui chantent, mais le débat peine à s’ouvrir pour savoir ce qu’il faut faire désormais.
La pente la plus facile est bien sûr celle qui mène à l’adaptation au monde injuste et dur, tel qu’il est, et beaucoup de dirigeants de gauche s’y laissent entraîner.
Je laisse ici de côté la question des formes d’organisation dans lesquelles la gauche pourrait un jour se retrouver pour ne souligner, sans les analyser dans le détail, que trois questions incontournables, qui sont en quelque sorte des prolégomènes à toute gauche future.
1) La question de la mondialisation
2) Celle de l’Etat nation et des forces sociales capables de s’opposer à cette mondialisation libérale
3) Celle de l’Europe
Sur ces questions, la gauche existante n’a pas élaboré de vision propre; en revanche, la droite a apporté des réponses auxquelles, honteusement ou fièrement, adhèrent certaines mouvances de la gauche libérale.
1. Sur la mondialisation libérale
La droite dit qu’il n’y a pas d’alternative ; la preuve de son affirmation serait presque symboliquement apportée par le fait que les principaux organes de gestion de la mondialisation libérale sont aujourd’hui entre les mains de personnalités de gauche : DSK au FMI, Pascal Lamy à l’OMC !
La thèse des partisans de la globalisation libérale est connue : selon eux, si la globalisation ne donne pas tous ses effets bénéfiques, c’est parce qu’elle n’est pas allée assez loin dans la privatisation du lien social : ce sont donc les couches sociales « protégées » qui doivent payer encore et plus.
Que dit la gauche ?
Je note d’abord que dans la Déclaration de principes adoptée récemment par nos camarades socialistes, il n’y a aucune analyse de cette mondialisation, rien sur la réalité géopolitique impériale et le magistère américain, rien sur le contenu et la forme politique de l’Europe, rien sur l’avenir de l’Etat-nation. Or ce ne sont pas des questions abstraites, car la mondialisation libérale n’est pas un processus historique désincarné.
La globalisation libérale, c’est une évidence, a été dirigée par les Etats-Unis, en s’appuyant sur les multinationales et en utilisant les principales institutions financières internationales. Elle a changé profondément la nature même du capitalisme, devenu essentiellement financier et spéculatif. Et elle est aujourd’hui en crise.
Une crise qui est d’abord celle de l’empire américain, et qui provoque la récession dans les pays riches. Le magistère américain sur l’économie mondiale est ancien.
Il y a en réalité, depuis plusieurs décennies, une véritable stratégie d’exportation de l’inflation américaine, qui est financée par l’épargne mondiale.
Le déficit budgétaire américain est abyssal, il n’y a pas d’exemple comparable dans le monde. En 2009, il atteindra les 482 milliards de $ (autour de 306 milliards d’euros) en plus des 141,8 milliards de $ pour financer les guerres d’Irak et d’Afghanistan.
Je rappelle que le budget militaire des Etats-Unis pour 2008 a été de 645,6 milliards de $ dont 503,8 milliards seulement pour le financement des activités du Pentagone et des programmes d’armement nucléaire.
Or la quasi totalité de ces dépenses est financée par l’épargne mondiale, surtout par l’achat de Bons du Trésor américains par les Chinois, les pays du Golfe Persique, le Japon et certains fonds européens.
Face à cette globalisation libérale, dans sa version agressive comme dans la crise aujourd’hui, la gauche a été incapable de produire un véritable discours alternatif. Et quand il existe, son discours est essentiellement défensif.
On entend souvent à gauche qu’il faut donner un « contenu social » à cette mondialisation. Seulement voilà : par exemple, pour imposer des règles contre la privatisation généralisée des services sociaux au niveau de l’OMC, encore faut-il être capable d’imposer ces règles au niveau de l’Europe et de les faire respecter au niveau de la nation !
L’O.M.C. voulait, dés 2002, un Accord Général sur le Commerce et les Services (AGCS) dont la finalité était de privatiser tous les services publics. Le Commissaire européen d’alors, Pascal Lamy, en avait défendu le principe au niveau européen. Les transports, la santé et la Poste étaient dans le collimateur. Aujourd’hui, la privatisation de la Poste entre en vigueur ! Et bientôt ce sera le tour des transports ferroviaires !
Mais que fait la gauche ? Elle se limite de fait à une politique incantatoire, elle dénonce, mais elle ne prévient pas à la source.
Or, il n’y aura pas de sortie de crise pour la gauche si elle ne propose rien pour combattre cette mondialisation libérale. Et la stratégie alternative doit se déployer sur plusieurs fronts :
1) Des règles encadrant la concurrence à l’OMC, et notamment le principe de clause sociale dans le libre-échangisme concurrentiel. Ce serait une véritable révolution théorique.
2) Un contrôle systématique de la circulation des capitaux
3) Mais aussi : repenser l’architecture monétaire internationale et tout particulièrement le rôle du dollar.
L’euro, nous avait-on annoncé pour le justifier, devait concurrencer le dollar. Il est aujourd’hui sévèrement châtié par le dollar.
Pourquoi un euro fort ? Notamment parce qu’il profite le plus aux pays dont le commerce extérieur est intrazone européenne, soit l’Allemagne (4/5ème de ses exportations). On comprend pourquoi il ne faut pas toucher à la banque centrale.
4) - Déclarer, dans l’OMC, des zones de souveraineté nationale non marchandes : éducation, santé, et de façon plus large, services sociaux.
- Taxer les délocalisations
- Revoir les rôles du FMI et de la Banque Mondiale, etc.
Il y a, de part le monde, — en Europe, Amérique Latine, USA, Afrique, Inde, des milliers de proposition, d’idées qui circulent pour lutter contre le libéralisme.
La gauche doit analyser ce grand laboratoire mondial, et en tirer des enseignements, des stratégies, des politiques.
Sur quelles forces s’appuyer ? Normalement, trois forces principales :
1) L’alliance des couches moyennes appauvries par cette mondialisation et des classes populaires
2) L’Etat-nation, qui n’est pas dépassé. (Le budget de l’UE n’est même pas de 1 % du PIB européen)
3) Une réorientation stratégique de l’Europe.
Dans ces trois espaces, il faut mettre la bataille contre le libéralisme mondialisé aux commandes. Il faut délégitimer les élites financières qui dirigent l’Union européenne ; montrer qu’elles n’ont plus rien à voir avec l’intérêt général ; qu’elles ne sont autonomisées et qu’elles sont devenues des vecteurs du pouvoir de l’argent contre l’intérêt général des citoyens de l’Europe.
Il faut reconstruire les solidarités sociales en élaborant un projet commun entre classes moyennes, ouvriers, salariés et exclus – autrement dit, construire un sujet politique qui puisse s’opposer au bloc hégémonique des élites financières unies.
L’Etat-nation est le vecteur stratégique principal dans cette lutte. Il faut d’abord le reconquérir, ce qui n’est pas simple ; il faut ensuite le rendre capable d’agir au plan européen et au plan mondial. C’est possible.
Un exemple : le rapport, en Europe, à la Banque Centrale Européenne. Aujourd’hui la France, l’Italie, l’Espagne demandent une révision de la politique de l’euro fort. Mais l’Allemagne n’en veut pas. Et les règles existantes favorisent la banque centrale. On est paralysé ? Oui, parce que l’on a accepté des règles paralysantes (le plan de stabilité – Maastricht). Une des premières actions serait de demander la transformation des critères de convergence de Maastricht, la remise en cause du pacte de stabilité, la nationalisation (la vraie) des secteurs de souveraineté, parmi lesquels il faut mettre les services publics.
Mais on voit bien que cela signifie un accord sur la signification de l’Etat-nation aujourd’hui. Or, la Gauche (sous toutes ses versions), n’a pas de pensée originale sur l’Etat-Nation.
2. Sur l’Etat-nation
Sur l’Etat : soit la gauche l’a combattu parce qu’elle le concevait comme l’instrument de la dictature du capital) — version instrumentale ; soit elle s’y est soumise (socialisme réformiste), c’est la version sociale-démocrate et aujourd’hui libérale.
Or, c’est un paradoxe réel : la seule forme d’Etat social qu’on ait connue, c’est celle du Welfare State, qui était en réalité nécessaire au développement du capitalisme après guerre. L’Etat le plus social, en France, c’est celui préconisé par le Conseil National de la Résistance (CNR). De Gaulle !
Et dont le capitalisme s’est débarrassé dès qu’il n’en a plus eu besoin. Mais la gauche n’a ni inventé un Etat social spécifique, ni fait la critique constructive du Welfare State. Il est venu, il est parti. Point ! D’où la victoire idéologique du libéralisme.
Mais aujourd’hui, pire encore, la gauche a intériorisé la délégitimation libérale de l’Etat. Elle refuse de revenir à l’« étatisme ». Et c’est la droite mondiale qui parle d’étatisation nécessaire (c’est-à-dire, pour celle-ci, de la socialisation des pertes). Pourquoi cette dérive ? Il y a beaucoup de raisons. Mais une me paraît évidente. La gauche accepte le cosmopolitisme du marché et assimile l’interventionnisme étatique à un nationalisme d’Etat. Elle se méfie de la nation-Etat.
Cette conception a été théorisée d’ailleurs par Habermas dans Après l’Etat-nation, mais dans une perspective, à mon avis, déconnectée de la réalité vécue des peuples. S’inspirant de l’idéalisme kantien, il propose une conception cosmopolitique post-étatique. Sa thèse centrale ne diffère pas, sur le fond, de celle des idéologues libéraux : elle affirme que la mondialisation actuelle manifeste un procès d’intégration économique mondial, et que l’Etat nation constitue un obstacle à ce procès.
C’est là un postulat a priori qui mérite au moins discussion !
Pourquoi la mondialisation ne serait-elle pas tout autant et peut-être avant tout un processus de désintégration de l’économie mondiale sous l’effet d’un capitalisme financier que plus personne ne contrôle ?
Pourquoi l’intégration économique mondiale serait nécessairement au bout de ce processus, et pas la destruction, la fragmentation mondiale, et de nouvelles guerres ?
En réalité, la faiblesse de la gauche à penser l’Etat à l’époque de la mondialisation est elle-même liée à l’incapacité de penser la nation, dans ce que celle-ci signifie comme médiation politique et sociale. Car l’Etat n’est rien sans la nation qui lui donne sens.
La droite entend que le rôle stratégique de l’Etat nation est dépassé à l’époque de la mondialisation libérale, la nation elle-même n’étant plus ou moins qu’une forme identitaire, culturelle, qui doit trouver sa place dans un monde pluriel.
Il est vrai que l’Etat-nation ne constitue plus le seul cadre des grandes décisions économiques, mais cela signifie-t-il que la fonction régulatrice de l’Etat a disparu ?
Et, surtout, cela signifie-t-il que la souveraineté nationale, c’est-à-dire l’intérêt général, soit devenue obsolète ?
Peut-on comprendre la politique européenne si l’on met entre parenthèses les intérêts nationaux de nos voisins allemands, anglais, italiens, etc..?
En fait, la question de l’Etat-nation est centrale. C’est l’Etat qui lui donne une cohérence dans l’existence au monde, sous forme de nation.
Non la nation entendue comme organe biologique, comme race ou ethnie, mais la nation dépassant, par son symbolisme et le lien qu’elle instaure entre les citoyens, les appartenances particularistes, que ce soit à une tribu, un clan, une religion, une spécificité culturelle ou linguistique, pour déboucher sur une union politique, une citoyenneté partagée, en France un même pacte laïque, une égalité politique et des obligations civiles qui fondent et rendent possible cette égalité.
Une nation citoyenne. Et une nation métisse, fondée sur le brassage de différences et non sur l’apologie des particularismes. Une République citoyenne.
La gauche, si elle reprend à son compte la plupart de ces valeurs, se refuse à les corréler clairement, fortement, à l’identité nationale républicaine. En fait, la nation républicaine, c’est l’impensé de la gauche, et c’est le boomerang qui ne cesse et ne cessera de lui revenir au visage. Mais l’enjeu est plus important encore : c’est celui de la démocratie.
Dans la mondialisation comme dans la construction européenne, l’espace national est le seul cadre dans lequel la démocratie peut fonctionner de manière plus ou moins transparente et sous un contrôle plus ou moins effectif des citoyens. On n’a pas besoin d’être spécialiste de sciences politiques pour comprendre que si l’Europe actuelle a dérivé vers la technocratie autoritaire et opaque, c’est précisément parce qu’il n’y a pas de cadre démocratique européen et que le Parlement européen est loin, très loin, de jouer ce rôle.
C’est pourquoi, si l’on veut construire l’Europe, il est crucial, impératif de clarifier les rapports entre les Etats nations et l’Europe. Or, la gauche, là aussi, a des difficultés à comprendre la relation entre démocratie et Nation. Elle vit en général sous le poids de l’opprobre qui est portée contre les nations en raison des terrifiantes dérives nationalistes du XXe siècle. Il nous faut donc un vrai débat, à gauche, sur la nation et l’Etat.
3. Enfin, sur l’Europe et sa nécessaire réorientation.
La droite soutient que sa construction comme entité économique et politique dépasse la question de la différence droite-gauche. A gauche, beaucoup partagent ce point de vue.
De là le pacte passé entre la droite et la gauche depuis le début des années 80 pour mettre en place une Europe économiquement libérale et politiquement impuissante (c’est-à-dire en fait soumise aux Etats-Unis, comme le prévoyaient le Général de Gaulle et Mendès-France).
Je crois que s’il y a un domaine où la faiblesse théorique et politique de la gauche est patente, c’est bien celui de la construction européenne. Je crois aussi que l’accord des sociaux-libéraux et de la droite sur l’Europe libérale a détruit tout le potentiel émancipateur critique de la gauche européenne.
La gauche n’a pas de théorie alternative de l’Europe.
Il nous faut une autre vision de l’Europe. Une vision politique et stratégique.
- On doit trouver la forme politique adéquate pour unir les nations européennes ;
- On doit autonomiser l’Europe par rapport à ceux qui veulent la soumettre, surtout à l’Amérique (Balladur/Sarkozy). L’Europe doit devenir adulte, exister par elle-même. D’où un nécessaire débat avec nos partenaires européens.
- On doit avoir le courage de dire que l’Europe ne doit pas être l’ennemi de la Russie ; qu’elle doit aider ce pays à aller vers plus de démocratie ; qu’elle a des intérêts communs avec la Russie en matière énergétique et stratégique pour un monde multipolaire.
- On doit réorienter l’Europe vers des solidarités régionales et travailler avec les continents émergents : Chine, Inde, Brésil, Mexique, etc.
- On doit faire de l’Europe un acteur stratégique majeur en Méditerranée et faire du monde arabo-musulman un allié. Tout comme Israël et les palestiniens.
- Enfin, plus que tout, les peuples européens doivent réapprendre à s’occuper d’eux-mêmes : politique d’emploi et de croissance ; contrôle Banque Centrale Européenne ; politique environnementale non obscurantiste, etc., voilà les chantiers sur lesquels l’Europe est jugée et sera jugée.
La situation semble désespérée ? Mais Hölderlin ne disait-il pas : « là où il y a le plus grand désespoir, germent aussi les semences du plus grand espoir » ?