Les réactions consécutives à la publication de sondages favorables à Marine Le Pen montrent que la gauche n’est de toute évidence pas outillée pour répondre à l’offensive de la candidate frontiste. Elle se cantonne dans un réflexe « antifasciste » épuisé au-delà de toutes limites depuis la substitution de l’idéologie antiraciste au logiciel socialiste après le tournant de la rigueur de 1983. Il n’est nul besoin d’être grand clerc pour anticiper que cette stratégie ne produira pas les mêmes effets que dans le passé. Pour deux raisons. Un, la percée de Marine Le Pen va provoquer des mouvements de panique parmi de nombreux élus de la droite parlementaire. Deux, le ralliement des « classes moyennes » aux classes populaires dans le refus de la globalisation financière risque de produire l’effet inverse que celui escompté par l’idée d’un « Front anti-fasciste ». Cette stratégie ne pourrait bien en dernier ressort n’apparaître que comme celle des professionnels du spectacle, des élites de la communication et des banques d’affaires, aux yeux de concitoyens certes sans projet de rechange, mais encore dotés d’un peu de bon sens. Pour paraphraser Marcel Gauchet, la « bonne conscience » n’est pas une politique.
La gauche s’enfonce encore davantage dans le déni en faisant de Nicolas Sarkozy l’artisan principal si ce n’est unique du champ politique laissé béant pour Marine Le Pen. Cet espace n’est pourtant que la conséquence de la décomposition des élites. Ces dernières ont révélé leur incompétence par leur impuissance à enrayer la destruction de l’appareil industriel français, s’il ne s’agit pas purement et simplement d’un ralliement à la globalisation financière. Nos élites ont construit méthodiquement une véritable sécession idéologique et spatiale en stigmatisant les passions populaires et en concentrant le travail dans des « villes monde » productrices de l’idéologie sociale-libérale. Cette double dimension se trouve être partagée aussi bien par les élites de droite que par les élites de gauche, que Jean-Pierre Chevènement appelait déjà à la fin des années 1990 les « élites mondialisées ». On peut sans peine formuler l’hypothèse que leurs tendances inégalitaires ont été encore exacerbées lors de la dernière décennie (néo-conservatisme, sécession fiscale, sécession spatiale).
La nasse dans laquelle se trouve la gauche française, et les difficultés qui s’annoncent pour elle lors de l’échéance de 2012 se nourrissent d’un évitement et d’une incompréhension, qui l’empêchent de vertébrer une candidature républicaine capable d'annihiler la redoutable offensive de Marine Le Pen.
Tout d’abord, il est à craindre, comme le démographe Emmanuel Todd le déclarait récemment, que le Front National de Marine Le Pen ne soit le seul à faire l’effort de présenter un «programme économique raisonnable», après une révision notoire de ses orientations économiques. Les classes populaires et moyennes assistent impuissantes au rétrécissement de notre base industrielle, sous l’effet des délocalisations vers l’Asie et l’Europe de l’Est. Elles sont les vicitimes de l’absence de politique industrielle digne de ce nom, et de la surévaluation de l’euro qui pénalise lourdement la compétitivité de l’industrie française. La priorité d’une gauche de gouvernement responsable devrait être d’abord la mise en place d’une stratégie défensive, freinant la désindustrialisation autant qu’il est possible. (On notera ici qu’il est sans doute plus réaliste de freiner celle-ci que de « relocaliser », comme le croient naïvement des experts trop éloignés des froids calculs du marché).
Cela exige de toute évidence une réorientation radicale de la gestion interne de la zone euro. Il faut convaincre les Allemands non seulement d’imposer un taux de change soutenable de l’euro par rapport au dollar et au yuan, mais également de réorienter la consommation intérieure de la zone euro vers le marché intérieur allemand. En d’autres termes, une baisse de l’euro et une relance des salaires en Allemagne. Or, celle-ci ne pourrait être acquise que par d’un bras de fer diplomatique avec le gouvernement allemand, que celui-ci soit dirigée par Mme Merkel ou par le SPD après les élections législatives de 2013.
Et si l’Allemagne, pour des raisons qui lui sont propres, ne réussissait pas à «penser européen», ou si le déséquilibre industriel entre les deux pays ne permettait plus en dernier analyse à la France de peser face à son voisin, alors il faudrait un plan B à la France. Il consisterait à éviter à tout prix de nous voir arrimés à une zone euro en réalité zone mark, surtout si, d’aventure, étranglés par les marchés financiers, l’Espagne et l’Italie finissaient par quitter la zone euro, redevenant compétitives, et achevant de donner un coup mortel à l’industrie française, qui ne s’en relèverait pas. Cette hypothèse n’est pas si improbable. Elle est défendue dans des termes assez proches par de nombreux économistes (Jean-Luc Gréau, Christian Saint-Etienne, Patrick Artus), qui soulignent par ailleurs, mais c’est l’évidence même, que le financement du système de protection sociale dépend pour beaucoup de la base industrielle française.
Si le Parti socialiste semble avoir compris depuis quelques mois qu’il fallait réindustrialiser la France, la faiblesse théorique et pratique de ses propositions n’en demeure pas moins patente. Elle s’explique par le refus d’affronter la réalité de l’échec de l’euro, agent accélérateur d’une désindustrialisation de nature catastrophique : l’industrie ne représente actuellement plus que 13% du PIB en France contre encore 30% en Allemagne. Le programme socialiste prône en outre une fuite en avant dans les chimères de l’ « innovation », qui voudrait que l’Asie se contente d’être l’atelier du monde sans en être également le premier centre de recherche et développement. Nos modernes socialistes retrouveraient-ils le sentiment de supériorité coloniale de leurs glorieux ancêtres ? Peut-être, mais cette étrange défaite du PS sur le front de la pensée témoigne aussi d’une génération trop avancée dans ses échecs pour trouver les ressorts d’un rebond.
Les principaux candidats déclarés ou présumés commuent ainsi dans un programme économique petit bras, arc boutés sur une vision technicienne d’une réforme fiscale déconnectée de la réalité de la globalisation financière, et vouant un culte à une sacro-sainte «innovation» inversement proportionnel à leur expérience concrète de l’innovation dans les entreprises.
Mais quand bien même une réorientation significative de leur programme économique serait-elle engagée (on peut toujours rêver !) que la gauche n’en demeurerait pas moins dans l’impossibilité non de gagner l’élection de 2012 (la présence de Marine Le Pen au second tour étant le cas de figure visiblement privilégié par quelques « stratèges » paresseux) mais de gouverner la France dans la durée.
« L’insurrection droitière » (selon l’expression de Gaël Brustier et Jean-Philippe Huelin dans leur essai « Voyage au bout de la droite » (Fayard, 2011)) se nourrit en effet, aux Etats-Unis et en Europe, du refus des dirigeants des partis « progressistes » de prendre en compte les «paniques morales» et le sentiment d’insécurité culturelle d’une large majorité des électeurs. De la quasi-disparition de la gauche italienne (qui servait pourtant encore de modèle à certains penseurs du Parti socialiste il y a peu), à l’effondrement de la social-démocratie autrichienne en passant par l’incapacité du SPD allemand de faire face à sa très forte érosion, c’est toute l’Europe qui se trouve dominée, dans son imaginaire, par des représentations collectives produites et nourries par la droite, et renforcées par le déni d’une gauche réduite au «bonisme». La campagne de Barack Obama en 2008 aux États-Unis, sous l’impulsion stratégique de David Plouffe et David Axelrod, a pu répondre partiellement à la question « What’s the matter with Kansas » de Thomas Frank (« Pourquoi les pauvres votent à droite », Agone, 2008). Mais l’irruption du phénomène des « Tea parties » prouve que la contestation demeure à droite sur le sol américain, et sans doute pour longtemps encore. On n’efface pas en quelques mois une bataille culturelle perdue depuis plusieurs décennies.
La gauche devrait réapprendre à produire du « commun », selon l’expression de Stéphane Rozès (séminaire de la Fondation Res Publica, « Que sont devenues les couches populaires ? » du 30 novembre 2009) c’est-à-dire un imaginaire collectif qui inclue les classes populaires et moyennes dans un projet pour l’avenir. Or, depuis longtemps, celles-ci se sentent ignorées ou méprisées par une gauche qui regarde la société française avec des œillères, résumant la question sociale à celle des banlieues à fortes populations d’origine immigrée. Calcul électoral ou déconnexion totale de la réalité sociale et spatiale française ? 85% des ménages pauvres n’habitent pas dans les « quartiers sensibles ». Une forte proportion habite en revanche dans les zones rurales et péri-urbaines, celles qui sont les plus éloignées des services de l'État et des politiques culturelles, et aussi les plus touchées par la désindustrialisation depuis les années 2000. Encore faut-il, pour être tout à fait juste, signaler que si le Parti socialiste ne s’adresse pas à ces citoyens qui sont aussi (s’ils ne s’abstiennent pas) des électeurs, la « gauche de la gauche » ne s’y intéresse pas davantage, pas même un Jean-Luc Mélenchon préférant parler de « petits blancs » que d’affronter politiquement la réalité française.
Cette réalité est bien décrite par le géographe Christophe Guilluy dans « Fractures françaises » (Bourin éditeur, 2010). Il souligne le développement d’un « séparatisme ethnique » en milieux populaires qui répond aux effets de la délinquance et aux impasses du multiculturalisme concret : le multiculturalisme « à 1 000 euros par mois » n’est visiblement pas vécu de la même manière que celui « à 10 000 euros par mois », note-t-il avec une certaine acidité. L’« insécurité culturelle » produite par le basculement des populations de nationaux d’origine d’une situation de majorité à minorité relative dans certains quartiers sous l’effet du regroupement familial et de l’immigration illégale, opère mécaniquement un basculement vers la droite de concitoyens peu sensibles aux discours sur la « diversité ». Ils comprennent en effet intuitivement qu’il s’agit en réalité davantage de prêches de « croyants » du multiculturalisme que de «pratiquants».
Nous touchons là le nœud du problème à gauche. Celle-ci semble avoir cessé d’imaginer construire une coalition sociale majoritaire qui lui permette de gouverner dans la durée, et refuse de voir que le séparatisme en milieux populaires, c’est-à-dire l’ethnicisation des préférences électorales, la condamne non seulement à demeurer structurellement minoritaire, mais encore à chercher des alliances électorales avec des forces d’appoints (aujourd’hui les Verts) qui aggravent encore davantage sa déconnexion d’avec les catégories populaires.
Un candidat républicain à l’élection présidentielle de 2012 devrait pourtant articuler son discours autour de deux axes :
- la réinsertion des classes populaires et moyennes dans la Nation (« nous ne vous abandonnerons plus »), impliquant que les élites assument leurs responsabilité en n’abandonnant pas leurs concitoyens pour l’hyper classe mondialisée, c’est-à-dire qu’elles redeviennent des élites protectrices.
- la prise en compte de l’insécurité culturelle liée à l’immigration de peuplement, par la référence explicite à l’assimilation des populations immigrées, partiellement réalisée aujourd’hui, et qui constitue la clé d’un tassement des tensions ethnico-culturelles :
« l’assimilation à la culture française, culture d’accueil, est le socle de notre projet culturel. Cette culture s’enrichit également de l’apport des nouveaux venus ». Ainsi la parole politique, loin d’exacerber les tensions, créerait un cadre référent dans la durée dans lequel nationaux d’origine et immigrés pourraient construire un avenir commun.
Bref, pour tenir les « deux bouts » de l’équation politique, un candidat républicain devrait conjuguer une politique économique axée sur la sauvegarde de l’appareil industriel et son redéveloppement et un projet culturel assimilationniste, prenant en compte les tensions culturelles réelles à l’œuvre dans la société française. Telles sont les deux conditions de l’ouverture d’un espace politique susceptible de répondre à l’offensive idéologique de Marine Le Pen. L’énoncé de celles-ci décrit bien, hélas, le gouffre politique ouvert devant nous.
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Source : Marianne2.fr
La gauche s’enfonce encore davantage dans le déni en faisant de Nicolas Sarkozy l’artisan principal si ce n’est unique du champ politique laissé béant pour Marine Le Pen. Cet espace n’est pourtant que la conséquence de la décomposition des élites. Ces dernières ont révélé leur incompétence par leur impuissance à enrayer la destruction de l’appareil industriel français, s’il ne s’agit pas purement et simplement d’un ralliement à la globalisation financière. Nos élites ont construit méthodiquement une véritable sécession idéologique et spatiale en stigmatisant les passions populaires et en concentrant le travail dans des « villes monde » productrices de l’idéologie sociale-libérale. Cette double dimension se trouve être partagée aussi bien par les élites de droite que par les élites de gauche, que Jean-Pierre Chevènement appelait déjà à la fin des années 1990 les « élites mondialisées ». On peut sans peine formuler l’hypothèse que leurs tendances inégalitaires ont été encore exacerbées lors de la dernière décennie (néo-conservatisme, sécession fiscale, sécession spatiale).
La nasse dans laquelle se trouve la gauche française, et les difficultés qui s’annoncent pour elle lors de l’échéance de 2012 se nourrissent d’un évitement et d’une incompréhension, qui l’empêchent de vertébrer une candidature républicaine capable d'annihiler la redoutable offensive de Marine Le Pen.
Tout d’abord, il est à craindre, comme le démographe Emmanuel Todd le déclarait récemment, que le Front National de Marine Le Pen ne soit le seul à faire l’effort de présenter un «programme économique raisonnable», après une révision notoire de ses orientations économiques. Les classes populaires et moyennes assistent impuissantes au rétrécissement de notre base industrielle, sous l’effet des délocalisations vers l’Asie et l’Europe de l’Est. Elles sont les vicitimes de l’absence de politique industrielle digne de ce nom, et de la surévaluation de l’euro qui pénalise lourdement la compétitivité de l’industrie française. La priorité d’une gauche de gouvernement responsable devrait être d’abord la mise en place d’une stratégie défensive, freinant la désindustrialisation autant qu’il est possible. (On notera ici qu’il est sans doute plus réaliste de freiner celle-ci que de « relocaliser », comme le croient naïvement des experts trop éloignés des froids calculs du marché).
Cela exige de toute évidence une réorientation radicale de la gestion interne de la zone euro. Il faut convaincre les Allemands non seulement d’imposer un taux de change soutenable de l’euro par rapport au dollar et au yuan, mais également de réorienter la consommation intérieure de la zone euro vers le marché intérieur allemand. En d’autres termes, une baisse de l’euro et une relance des salaires en Allemagne. Or, celle-ci ne pourrait être acquise que par d’un bras de fer diplomatique avec le gouvernement allemand, que celui-ci soit dirigée par Mme Merkel ou par le SPD après les élections législatives de 2013.
Et si l’Allemagne, pour des raisons qui lui sont propres, ne réussissait pas à «penser européen», ou si le déséquilibre industriel entre les deux pays ne permettait plus en dernier analyse à la France de peser face à son voisin, alors il faudrait un plan B à la France. Il consisterait à éviter à tout prix de nous voir arrimés à une zone euro en réalité zone mark, surtout si, d’aventure, étranglés par les marchés financiers, l’Espagne et l’Italie finissaient par quitter la zone euro, redevenant compétitives, et achevant de donner un coup mortel à l’industrie française, qui ne s’en relèverait pas. Cette hypothèse n’est pas si improbable. Elle est défendue dans des termes assez proches par de nombreux économistes (Jean-Luc Gréau, Christian Saint-Etienne, Patrick Artus), qui soulignent par ailleurs, mais c’est l’évidence même, que le financement du système de protection sociale dépend pour beaucoup de la base industrielle française.
Si le Parti socialiste semble avoir compris depuis quelques mois qu’il fallait réindustrialiser la France, la faiblesse théorique et pratique de ses propositions n’en demeure pas moins patente. Elle s’explique par le refus d’affronter la réalité de l’échec de l’euro, agent accélérateur d’une désindustrialisation de nature catastrophique : l’industrie ne représente actuellement plus que 13% du PIB en France contre encore 30% en Allemagne. Le programme socialiste prône en outre une fuite en avant dans les chimères de l’ « innovation », qui voudrait que l’Asie se contente d’être l’atelier du monde sans en être également le premier centre de recherche et développement. Nos modernes socialistes retrouveraient-ils le sentiment de supériorité coloniale de leurs glorieux ancêtres ? Peut-être, mais cette étrange défaite du PS sur le front de la pensée témoigne aussi d’une génération trop avancée dans ses échecs pour trouver les ressorts d’un rebond.
Les principaux candidats déclarés ou présumés commuent ainsi dans un programme économique petit bras, arc boutés sur une vision technicienne d’une réforme fiscale déconnectée de la réalité de la globalisation financière, et vouant un culte à une sacro-sainte «innovation» inversement proportionnel à leur expérience concrète de l’innovation dans les entreprises.
Mais quand bien même une réorientation significative de leur programme économique serait-elle engagée (on peut toujours rêver !) que la gauche n’en demeurerait pas moins dans l’impossibilité non de gagner l’élection de 2012 (la présence de Marine Le Pen au second tour étant le cas de figure visiblement privilégié par quelques « stratèges » paresseux) mais de gouverner la France dans la durée.
« L’insurrection droitière » (selon l’expression de Gaël Brustier et Jean-Philippe Huelin dans leur essai « Voyage au bout de la droite » (Fayard, 2011)) se nourrit en effet, aux Etats-Unis et en Europe, du refus des dirigeants des partis « progressistes » de prendre en compte les «paniques morales» et le sentiment d’insécurité culturelle d’une large majorité des électeurs. De la quasi-disparition de la gauche italienne (qui servait pourtant encore de modèle à certains penseurs du Parti socialiste il y a peu), à l’effondrement de la social-démocratie autrichienne en passant par l’incapacité du SPD allemand de faire face à sa très forte érosion, c’est toute l’Europe qui se trouve dominée, dans son imaginaire, par des représentations collectives produites et nourries par la droite, et renforcées par le déni d’une gauche réduite au «bonisme». La campagne de Barack Obama en 2008 aux États-Unis, sous l’impulsion stratégique de David Plouffe et David Axelrod, a pu répondre partiellement à la question « What’s the matter with Kansas » de Thomas Frank (« Pourquoi les pauvres votent à droite », Agone, 2008). Mais l’irruption du phénomène des « Tea parties » prouve que la contestation demeure à droite sur le sol américain, et sans doute pour longtemps encore. On n’efface pas en quelques mois une bataille culturelle perdue depuis plusieurs décennies.
La gauche devrait réapprendre à produire du « commun », selon l’expression de Stéphane Rozès (séminaire de la Fondation Res Publica, « Que sont devenues les couches populaires ? » du 30 novembre 2009) c’est-à-dire un imaginaire collectif qui inclue les classes populaires et moyennes dans un projet pour l’avenir. Or, depuis longtemps, celles-ci se sentent ignorées ou méprisées par une gauche qui regarde la société française avec des œillères, résumant la question sociale à celle des banlieues à fortes populations d’origine immigrée. Calcul électoral ou déconnexion totale de la réalité sociale et spatiale française ? 85% des ménages pauvres n’habitent pas dans les « quartiers sensibles ». Une forte proportion habite en revanche dans les zones rurales et péri-urbaines, celles qui sont les plus éloignées des services de l'État et des politiques culturelles, et aussi les plus touchées par la désindustrialisation depuis les années 2000. Encore faut-il, pour être tout à fait juste, signaler que si le Parti socialiste ne s’adresse pas à ces citoyens qui sont aussi (s’ils ne s’abstiennent pas) des électeurs, la « gauche de la gauche » ne s’y intéresse pas davantage, pas même un Jean-Luc Mélenchon préférant parler de « petits blancs » que d’affronter politiquement la réalité française.
Cette réalité est bien décrite par le géographe Christophe Guilluy dans « Fractures françaises » (Bourin éditeur, 2010). Il souligne le développement d’un « séparatisme ethnique » en milieux populaires qui répond aux effets de la délinquance et aux impasses du multiculturalisme concret : le multiculturalisme « à 1 000 euros par mois » n’est visiblement pas vécu de la même manière que celui « à 10 000 euros par mois », note-t-il avec une certaine acidité. L’« insécurité culturelle » produite par le basculement des populations de nationaux d’origine d’une situation de majorité à minorité relative dans certains quartiers sous l’effet du regroupement familial et de l’immigration illégale, opère mécaniquement un basculement vers la droite de concitoyens peu sensibles aux discours sur la « diversité ». Ils comprennent en effet intuitivement qu’il s’agit en réalité davantage de prêches de « croyants » du multiculturalisme que de «pratiquants».
Nous touchons là le nœud du problème à gauche. Celle-ci semble avoir cessé d’imaginer construire une coalition sociale majoritaire qui lui permette de gouverner dans la durée, et refuse de voir que le séparatisme en milieux populaires, c’est-à-dire l’ethnicisation des préférences électorales, la condamne non seulement à demeurer structurellement minoritaire, mais encore à chercher des alliances électorales avec des forces d’appoints (aujourd’hui les Verts) qui aggravent encore davantage sa déconnexion d’avec les catégories populaires.
Un candidat républicain à l’élection présidentielle de 2012 devrait pourtant articuler son discours autour de deux axes :
- la réinsertion des classes populaires et moyennes dans la Nation (« nous ne vous abandonnerons plus »), impliquant que les élites assument leurs responsabilité en n’abandonnant pas leurs concitoyens pour l’hyper classe mondialisée, c’est-à-dire qu’elles redeviennent des élites protectrices.
- la prise en compte de l’insécurité culturelle liée à l’immigration de peuplement, par la référence explicite à l’assimilation des populations immigrées, partiellement réalisée aujourd’hui, et qui constitue la clé d’un tassement des tensions ethnico-culturelles :
« l’assimilation à la culture française, culture d’accueil, est le socle de notre projet culturel. Cette culture s’enrichit également de l’apport des nouveaux venus ». Ainsi la parole politique, loin d’exacerber les tensions, créerait un cadre référent dans la durée dans lequel nationaux d’origine et immigrés pourraient construire un avenir commun.
Bref, pour tenir les « deux bouts » de l’équation politique, un candidat républicain devrait conjuguer une politique économique axée sur la sauvegarde de l’appareil industriel et son redéveloppement et un projet culturel assimilationniste, prenant en compte les tensions culturelles réelles à l’œuvre dans la société française. Telles sont les deux conditions de l’ouverture d’un espace politique susceptible de répondre à l’offensive idéologique de Marine Le Pen. L’énoncé de celles-ci décrit bien, hélas, le gouffre politique ouvert devant nous.
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Source : Marianne2.fr