L'arrêt du 30 juin 2009 de la cour constitutionnelle allemande de Karlsruhe aurait dû connaître un véritable retentissement politique. Ses mérites, il est vrai, sont mis en valeur par la conspiration du silence dans les medias, les gouvernements et les partis. Quant à la doctrine, elle met pour l’essentiel, un grand empressement à tenter de recoller les morceaux.
Il est pourtant raisonnable de dire que cet arrêt inaugure une ère nouvelle dans les relations entre l’Union Européenne et les Etats.
Que dit cet arrêt ?
Il est pourtant raisonnable de dire que cet arrêt inaugure une ère nouvelle dans les relations entre l’Union Européenne et les Etats.
Que dit cet arrêt ?
Résumé de l’arrêt tel que communiqué par la Cour de Karlsruhe :
« Le Traité de Lisbonne est compatible avec la loi fondamentale. Mais la loi étendant et renforçant les pouvoirs du Parlement (Bundestag et Bundesrat) dans les matières européennes viole les articles 38.1 et 23.1 de la loi fondamentale dès lors que le Parlement allemand ne se voit pas accorder des pouvoirs suffisants dans la participation à la procédure législative et à la procédure d’amendement des traités. La ratification par la République fédérale d’Allemagne du Traité de Lisbonne ne peut donc avoir lieu tant que la loi relative aux droits de participation du Parlement n’est pas entrée en vigueur. Décision prise à l’unanimité quant au résultat et à l’unanimité moins une voix quant au raisonnement ».
« Le Traité de Lisbonne est compatible avec la loi fondamentale. Mais la loi étendant et renforçant les pouvoirs du Parlement (Bundestag et Bundesrat) dans les matières européennes viole les articles 38.1 et 23.1 de la loi fondamentale dès lors que le Parlement allemand ne se voit pas accorder des pouvoirs suffisants dans la participation à la procédure législative et à la procédure d’amendement des traités. La ratification par la République fédérale d’Allemagne du Traité de Lisbonne ne peut donc avoir lieu tant que la loi relative aux droits de participation du Parlement n’est pas entrée en vigueur. Décision prise à l’unanimité quant au résultat et à l’unanimité moins une voix quant au raisonnement ».
Que peut-on en conclure ?
On note tout d’abord l’importance que la cour attache au « raisonnement ». C’est bien lui qui fait le prix de cet arrêt et c’est à lui qu’il faudra se référer pour l’avenir.
En effet la conclusion même de la Cour selon laquelle le Traité de Lisbonne n’est pas inconstitutionnel est a priori irénique. Mais à quel prix ! Dans une analyse implacable de la nature même de l’Union Européenne, le juge allemand pointe tout ce qui fait de la construction communautaire un édifice contraire à la démocratie et, par la même occasion, interdit qu’une Constitution vienne coiffer cet édifice qui n’est ni un Etat fédéral - dont il a certain traits - ni un Etat unitaire et qui, comme « organisation internationale », ne peut se prévaloir d’une souveraineté comparable à celle des Etats qui la composent. Elle en déduit que le Parlement national doit se voir reconnaître un droit de regard sur la mécanique de prise des décisions et que, tant qu’une loi n’aura pas reconnu ces droits « de participation », le traité ne peut être ratifié par l’Allemagne.
En d’autre termes, si la Cour s’apprête vraisemblablement à composer avec le gouvernement qui s’est empressé de préparer la loi qu’elle exige renforçant les pouvoirs du Parlement national dans l’élaboration des normes communautaires, elle a verrouillé l’avenir et même le présent dès lors qu’elle impose une interprétation réductrice des compétences européennes.
C’est pourquoi si l’arrêt du 30 juin 2009 n’est pas un séisme, il constitue cependant une fracture dont les institutions de l’Union auront du mal à se remettre.
I/ Cet arrêt n’est pas à proprement parler un séisme :
a) Des fissures antérieures pouvaient laisser présager qu’un jour le juge constitutionnel allemand se saisirait de la question même de la souveraineté des Etats au sein de l’UE. Car c’est bien de cela qu’il s’agit. Il l’a fait en plusieurs étapes :
-L’arrêt dit « So lange » I avait inauguré cette ère de rupture avec l’esprit de la construction européenne. Mais l’évolution n’était pas linéaire. Tout au contraire elle est apparu rassurante aux adeptes de l’UE à la suite des arrêts « So lange » II et III.
Le premier arrêt (1974) avait inquiété : pas question de reconnaître une primauté du droit européen « aussi longtemps que » (so lange) les droits fondamentaux ne se voyaient pas appliquer dans l’ordre juridique européen une protection au moins équivalente à celle que leur assurait le droit interne.
Le deuxième arrêt (1986) a rassuré : renversant le raisonnement, il prend acte de ce que l’Allemagne peut respecter le principe de primauté du droit européen « aussi longtemps » que la Cour de justice assure la garantie des droits fondamentaux.
Et le troisième arrêt (2000) crée un véritable soulagement chez les adeptes de la construction européenne: la Cour n’exige plus une protection identique dans les deux ordres juridiques mais constate qu’il y a désormais un standard européen des droits de l’homme qui doit être respecté. On notera que si le Traité de Lisbonne devait entrer en vigueur, il mettrait fin à toute réticence de la Cour de Karlsruhe sur le terrain des « droits fondamentaux » car il a prévu l’adhésion de l’UE à la Convention européenne des droits de l’homme et donne une valeur contraignante à la « Charte européenne des droits fondamentaux » intégrée au Traité. Fin donc des épisodes « So lange ».
- Mais les réticences de la Cour ne s’arrêtaient pas là. La Cour avait aussi à l’occasion du Traité de Maastricht (1992) fait des « réserves d’interprétation » et posé quelques jalons quant à la constitutionnalité du traité qui devaient ou du moins pouvaient la conduire à considérer que, avec le Traité de Lisbonne, un pas de trop était franchi.
b) que dit en effet aujourd’hui le juge constitutionnel allemand ? Il énonce trois constatations fondamentales :
- les Etats membres restent souverains dans la conclusion des traités. Ils n’ont pas attribué à l’UE la « compétence de la compétence » (kompetenz kompetenz), célèbre expression qui, chez les juristes allemands du 19° siècle définit la souveraineté extérieure de l’Etat. En d’autres termes le Traité de Lisbonne n’a pu créer un ordre constitutionnel européen ni même un transfert irréversible des compétences.
- Il n’existe pas de « peuple européen » souverain, par conséquent la souveraineté primordiale demeure aux mains des peuples et il s’ensuit que le Parlement européen n’a pas la même légitimité que les Parlements nationaux.
- Il appartient par suite au juge constitutionnel de faire obstacle à l’application en Allemagne de dispositions européennes incompatibles avec la Constitution. Cette exigence résulte des deux articles de la loi fondamentale qui sont méconnus par le Traité :
* l’art 23.1de la loi fondamentale (réécrit en 1992) qui, en parallèle avec l’article 88-1 de notre Constitution (même date), autorise le transfert de pouvoirs de souveraineté à l’Union européenne sous la condition que ces transferts de pouvoirs restent compatibles avec le caractère d’organisation internationale de l’Union et que la souveraineté de l’Etat soit maintenue sur la base d’une intégration compatible avec son identité constitutionnelle.
* l’article 38.1 qui fait écho l’article 3 de la Constitution française et selon lequel : « les députés au Bundestag sont élus au suffrage universel, direct, libre, égal et secret. Ils représentent l’ensemble du peuple, ne sont tenus ni par des mandats ni par des instructions et en sont soumis qu’à leur conscience ».
Ainsi le constat ne touche plus au risque d’une atteinte portée aux droits fondamentaux, question réglée par « So lange III ». Il porte bel et bien sur l’ensemble des compétences reconnues à l’UE
Le point essentiel par rapport au passé est donc que la cour de Karlsruhe met aujourd’hui en cause le cadre institutionnel même dans lequel s’exercent les compétences de l’Union.
II/ Des institutions européennes fragilisées pour l’avenir.
a) C’est par son analyse même de la nature de l’Union européenne que l’arrêt introduit une rupture avec l’approche antérieure.
La portée de cette analyse est considérable. Pour la mesurer, on peut faire une comparaison avec les positions de Conseil Constitutionnel français.
Le Conseil constitutionnel, depuis l’arrêt Maastricht (1992) ne reconnaissait dans l’UE qu’une « organisation internationale ». Mais, et alors même qu’il estimait qu’il n’y avait pas de « peuple européen », il a toujours refusé de regarder comme contraire à la Constitution le fait même de remettre à cette organisation une partie des « conditions essentielles d’exercice de la souveraineté » que sont la délégation par le peuple au parlement national de l’exercice de la souveraineté populaire. Son raisonnement est un peu par l’absurde : l’Europe n’est qu’une organisation internationale, par conséquent on peut lui transférer des compétences en certains domaines, quitte à réviser la Constitution si ces compétences sont régaliennes ; mais puisqu’elle n’a pas la nature d’un Etat, ces transferts de compétence n’altèrent pas la souveraineté nationale dans ce qu’elle a d’essentiel.
Confronté au traité de Lisbonne, le Conseil constitutionnel ne pouvait toutefois maintenir cette position puisqu’il ne s’agissait plus pour l’essentiel de transférer telle ou telle compétence fût-elle régalienne, mais de mettre en place si ce n’est une « Constitution », à tout le moins un cadre institutionnel dans lequel s’exercerait le pouvoir « législatif » de l’Union ainsi que les conditions de son contrôle par le détenteur de la souveraineté. Que dit alors le CC ?
Selon lui, l’article 88.1 de la Constitution, dit amendement Lamassoure (1992), selon lequel : « La République participe aux Communautés européennes et à l'Union européenne, constituées d'États qui ont choisi librement, en vertu des traités qui les ont instituées, d'exercer en commun certaines de leurs compétences », a « consacré l'existence d'un ordre juridique communautaire intégré à l'ordre juridique interne et distinct de l'ordre juridique international ». Et, tout en confirmant la place de la Constitution « au sommet de l'ordre juridique interne », « ces dispositions constitutionnelles permettent à la France de participer à la création et au développement d'une organisation européenne permanente, dotée de la personnalité juridique et investie de pouvoirs de décision par l'effet de transferts de compétences consentis par les États membres ».
Certes, le juge constitutionnel réserve la possibilité, « lorsque des engagements souscrits à cette fin contiennent une clause contraire à la Constitution, remettent en cause les droits et libertés constitutionnellement garantis ou portent atteinte aux conditions essentielles d'exercice de la souveraineté nationale » (toujours non définie), de ne pas autoriser la ratification sans révision constitutionnelle. Mais c’est là une précaution assez platonique comme l’a montré la jurisprudence ultérieure (cf. « Supériorité de la norme européenne et protection de la Constitution : état des lieux » par Marie-Françoise Bechtel, note publiée sur le site de la Fondation res Publica en Annexe au colloque du 5 novembre 2007, Peut-on se rapprocher d'un régime présidentiel ?)
Le véritable tour de passe passe auquel se livre le Conseil constitutionnel consiste à ne considérer que la question des « transferts de compétence » sans aucun égard pour le cadre institutionnel dans lequel doivent s’exercer les compétences transférées. Comme dans le navire qui fait eau, la Constitution reste donc au sommet de « l’ordre juridique interne » lequel « intègre » l’ordre juridique communautaire et, tel le capitaine, elle sombrera drapeau déployé lorsque les rats ou les masses d’eau en auront fini avec la carcasse.
Sans accabler le Conseil constitutionnel dont il convient de rappeler qu’il est une instance collégiale tenue donc au compromis et qu’il ne publie pas le détail des votes, on relèvera que c’est à une véritable leçon de droit constitutionnel que la Cour de Karlsruhe se livre à son égard.
La Cour de Karlsruhe procède en effet à la démarche inverse. Elle prend soin tout d’abord de dire que « le problème de la structure de l’UE est au centre de l’examen de constitutionnalité (du traité) ». Ensuite, loin de qualifier l’UE d’organisation sui generis « intégrée à l’ordre juridique interne », la Cour s’attache à qualifier l’UE au regard des concepts juridiques clairs et reconnus.
Est-ce un Etat se demande-t-elle d’abord ? Réponse : non, du moins pas dans l’ensemble de ses traits. L’UE a certes connu « une extension considérable de son champ d’action de sorte que, en certains domaines, elle revêt une forme qui s’apparente à celle d’un Etat fédéral ». Mais en contraste, « le pouvoir interne de décision en reste au modèle prédominant d’une organisation internationale dont la structure répond pour l’essentiel au principe d’égalité entre les Etats ».
L’Union reste donc une « organisation internationale » ou plus précisément une « union juridique fondée sur le droit international ».
Deuxième temps : dispose-t-elle de la source de la légitimité ? Réponse : non. Tant qu’ « aucun peuple européen unifié, comme source de légitimité, ne pourra exprimer une volonté majoritaire par des voies politiques effectives, tenant compte de l’égalité dans le contexte de la fondation d’une Etat européen fédéral, les peuples de l’Union, constitués dans les Etats membres demeurent les titulaires exclusifs de l’autorité publique ».
Cette leçon de… cartésianisme résonne donc avec beaucoup de force. On ne saurait inventer un nouveau modèle d’ordre juridique ni national ni fédéral ni sui generis. Un chat est un chat. Un peuple souverain peut se substituer à un autre mais précisément, tant qu’il ne s’est pas substitué il n’y a pas de voie tierce fût-ce sous l’expression élégante et creuse – ou embarrassée- d’« ordre juridique communautaire intégré à l’ordre juridique national et distinct de l’ordre juridique international »…
b) Quelles sont maintenant les conséquences de cette leçon d’histoire du droit ?
On peut les estimer limitées au regard de l’analyse sévère faite par la Cour du « déficit démocratique » qui caractérise l’Union. Mais cet arrêt semble susceptible d’une double lecture : d’un côté un véritable réquisitoire, rigoureux, systématique même, qui ne laisse dans l’ombre aucun des vices fondamentaux dont est atteinte la « construction » européenne. La Cour donne l’impression de prendre date et indique d’ailleurs que l’extension des compétences à laquelle il est procédé « une fois de plus » doit conduire à une « revue d’ensemble » de l’intégration en laissant planer la menace du futur. De l’autre, l’arrêt tire des conséquences qui, en dehors même de l’analyse, ne sont pas négligeables, même si elles restent - pour cette fois ? - dans le cadre de l’intégration.
Elles portent sur deux questions essentielles au fonctionnement futur de l’Union telles que prévues par le Traité de Lisbonne :
a) d’abord la question des « clauses passerelles » qui permettraient, en vertu de l’art 48.7 du traité, de passer de l’unanimité à la majorité qualifiée par décision du Conseil ou de passer de la même façon de la procédure législative spéciale à la procédure législative ordinaire. La Cour dit qu’il s’agit là d’amendements au droit primaire du Traité qui contreviennent aux pouvoirs du Parlement national lequel doit pouvoir donner l’autorisation aux représentants nationaux au sein du conseil d’y procéder. En d’autres termes, le Parlement ne peut déléguer le pouvoir de ratifier les traités ou accords internationaux, catégorie à laquelle appartient la mise en jeu des « clauses passerelles ».
b) ensuite la question de la « flexibilité », autrement dit des compétences « transversales » de l’Union : l’art 352 du Traité permet en effet à l’Union d’attraire à elle des politiques liées à celles pour lesquelles on lui a clairement attribué une compétence. La Cour dit que là aussi, et compte tenu du caractère « indéterminé » des cas possibles d’application, il faudra une autorisation du Parlement national. La loi doit la mettre en œuvre.
L’arrêt de la cour de Karlsruhe crée donc un tumulte dans l’ordre communautaire dont les ondes de choc ne se sont pas encore fait vraiment sentir. En France, il met les pouvoirs publics devant leurs responsabilités. En Allemagne, il traduit la montée de l’euroscepticisme face aux avancées incontrôlées et incontrôlables de la construction communautaire. Et, en Europe, il pose la question de l’application d’un Traité pour lequel l’Allemagne a émis ce qui revient à des réserves et ce alors que tous les Etats ne l’ont pas encore ratifié. L’Europe à géométrie variable, déjà actée par la crise, reçoit ici un renfort d’importance: qu’arrivera-t-il en effet si le Parlement allemand refuse à l’Union l’usage de clauses passerelles ou l’attribution de compétences non explicitement attribuées par le Traité ? Doté des nouveaux pouvoirs de contrôle que la Cour a exigé, il est aujourd’hui en situation de s’opposer à cette partie du mécanisme de la prise de décision. Le fera-t-il tout seul ? Sera-t-il imité par d’autres ? L’avenir le dira.
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Sur la loi adoptée par le Parlement allemand, en application de cette décision de la Cour de Karlsruhe, voir : dipbt.bunedstag.de (document PDF, 21/08/2009)
On note tout d’abord l’importance que la cour attache au « raisonnement ». C’est bien lui qui fait le prix de cet arrêt et c’est à lui qu’il faudra se référer pour l’avenir.
En effet la conclusion même de la Cour selon laquelle le Traité de Lisbonne n’est pas inconstitutionnel est a priori irénique. Mais à quel prix ! Dans une analyse implacable de la nature même de l’Union Européenne, le juge allemand pointe tout ce qui fait de la construction communautaire un édifice contraire à la démocratie et, par la même occasion, interdit qu’une Constitution vienne coiffer cet édifice qui n’est ni un Etat fédéral - dont il a certain traits - ni un Etat unitaire et qui, comme « organisation internationale », ne peut se prévaloir d’une souveraineté comparable à celle des Etats qui la composent. Elle en déduit que le Parlement national doit se voir reconnaître un droit de regard sur la mécanique de prise des décisions et que, tant qu’une loi n’aura pas reconnu ces droits « de participation », le traité ne peut être ratifié par l’Allemagne.
En d’autre termes, si la Cour s’apprête vraisemblablement à composer avec le gouvernement qui s’est empressé de préparer la loi qu’elle exige renforçant les pouvoirs du Parlement national dans l’élaboration des normes communautaires, elle a verrouillé l’avenir et même le présent dès lors qu’elle impose une interprétation réductrice des compétences européennes.
C’est pourquoi si l’arrêt du 30 juin 2009 n’est pas un séisme, il constitue cependant une fracture dont les institutions de l’Union auront du mal à se remettre.
I/ Cet arrêt n’est pas à proprement parler un séisme :
a) Des fissures antérieures pouvaient laisser présager qu’un jour le juge constitutionnel allemand se saisirait de la question même de la souveraineté des Etats au sein de l’UE. Car c’est bien de cela qu’il s’agit. Il l’a fait en plusieurs étapes :
-L’arrêt dit « So lange » I avait inauguré cette ère de rupture avec l’esprit de la construction européenne. Mais l’évolution n’était pas linéaire. Tout au contraire elle est apparu rassurante aux adeptes de l’UE à la suite des arrêts « So lange » II et III.
Le premier arrêt (1974) avait inquiété : pas question de reconnaître une primauté du droit européen « aussi longtemps que » (so lange) les droits fondamentaux ne se voyaient pas appliquer dans l’ordre juridique européen une protection au moins équivalente à celle que leur assurait le droit interne.
Le deuxième arrêt (1986) a rassuré : renversant le raisonnement, il prend acte de ce que l’Allemagne peut respecter le principe de primauté du droit européen « aussi longtemps » que la Cour de justice assure la garantie des droits fondamentaux.
Et le troisième arrêt (2000) crée un véritable soulagement chez les adeptes de la construction européenne: la Cour n’exige plus une protection identique dans les deux ordres juridiques mais constate qu’il y a désormais un standard européen des droits de l’homme qui doit être respecté. On notera que si le Traité de Lisbonne devait entrer en vigueur, il mettrait fin à toute réticence de la Cour de Karlsruhe sur le terrain des « droits fondamentaux » car il a prévu l’adhésion de l’UE à la Convention européenne des droits de l’homme et donne une valeur contraignante à la « Charte européenne des droits fondamentaux » intégrée au Traité. Fin donc des épisodes « So lange ».
- Mais les réticences de la Cour ne s’arrêtaient pas là. La Cour avait aussi à l’occasion du Traité de Maastricht (1992) fait des « réserves d’interprétation » et posé quelques jalons quant à la constitutionnalité du traité qui devaient ou du moins pouvaient la conduire à considérer que, avec le Traité de Lisbonne, un pas de trop était franchi.
b) que dit en effet aujourd’hui le juge constitutionnel allemand ? Il énonce trois constatations fondamentales :
- les Etats membres restent souverains dans la conclusion des traités. Ils n’ont pas attribué à l’UE la « compétence de la compétence » (kompetenz kompetenz), célèbre expression qui, chez les juristes allemands du 19° siècle définit la souveraineté extérieure de l’Etat. En d’autres termes le Traité de Lisbonne n’a pu créer un ordre constitutionnel européen ni même un transfert irréversible des compétences.
- Il n’existe pas de « peuple européen » souverain, par conséquent la souveraineté primordiale demeure aux mains des peuples et il s’ensuit que le Parlement européen n’a pas la même légitimité que les Parlements nationaux.
- Il appartient par suite au juge constitutionnel de faire obstacle à l’application en Allemagne de dispositions européennes incompatibles avec la Constitution. Cette exigence résulte des deux articles de la loi fondamentale qui sont méconnus par le Traité :
* l’art 23.1de la loi fondamentale (réécrit en 1992) qui, en parallèle avec l’article 88-1 de notre Constitution (même date), autorise le transfert de pouvoirs de souveraineté à l’Union européenne sous la condition que ces transferts de pouvoirs restent compatibles avec le caractère d’organisation internationale de l’Union et que la souveraineté de l’Etat soit maintenue sur la base d’une intégration compatible avec son identité constitutionnelle.
* l’article 38.1 qui fait écho l’article 3 de la Constitution française et selon lequel : « les députés au Bundestag sont élus au suffrage universel, direct, libre, égal et secret. Ils représentent l’ensemble du peuple, ne sont tenus ni par des mandats ni par des instructions et en sont soumis qu’à leur conscience ».
Ainsi le constat ne touche plus au risque d’une atteinte portée aux droits fondamentaux, question réglée par « So lange III ». Il porte bel et bien sur l’ensemble des compétences reconnues à l’UE
Le point essentiel par rapport au passé est donc que la cour de Karlsruhe met aujourd’hui en cause le cadre institutionnel même dans lequel s’exercent les compétences de l’Union.
II/ Des institutions européennes fragilisées pour l’avenir.
a) C’est par son analyse même de la nature de l’Union européenne que l’arrêt introduit une rupture avec l’approche antérieure.
La portée de cette analyse est considérable. Pour la mesurer, on peut faire une comparaison avec les positions de Conseil Constitutionnel français.
Le Conseil constitutionnel, depuis l’arrêt Maastricht (1992) ne reconnaissait dans l’UE qu’une « organisation internationale ». Mais, et alors même qu’il estimait qu’il n’y avait pas de « peuple européen », il a toujours refusé de regarder comme contraire à la Constitution le fait même de remettre à cette organisation une partie des « conditions essentielles d’exercice de la souveraineté » que sont la délégation par le peuple au parlement national de l’exercice de la souveraineté populaire. Son raisonnement est un peu par l’absurde : l’Europe n’est qu’une organisation internationale, par conséquent on peut lui transférer des compétences en certains domaines, quitte à réviser la Constitution si ces compétences sont régaliennes ; mais puisqu’elle n’a pas la nature d’un Etat, ces transferts de compétence n’altèrent pas la souveraineté nationale dans ce qu’elle a d’essentiel.
Confronté au traité de Lisbonne, le Conseil constitutionnel ne pouvait toutefois maintenir cette position puisqu’il ne s’agissait plus pour l’essentiel de transférer telle ou telle compétence fût-elle régalienne, mais de mettre en place si ce n’est une « Constitution », à tout le moins un cadre institutionnel dans lequel s’exercerait le pouvoir « législatif » de l’Union ainsi que les conditions de son contrôle par le détenteur de la souveraineté. Que dit alors le CC ?
Selon lui, l’article 88.1 de la Constitution, dit amendement Lamassoure (1992), selon lequel : « La République participe aux Communautés européennes et à l'Union européenne, constituées d'États qui ont choisi librement, en vertu des traités qui les ont instituées, d'exercer en commun certaines de leurs compétences », a « consacré l'existence d'un ordre juridique communautaire intégré à l'ordre juridique interne et distinct de l'ordre juridique international ». Et, tout en confirmant la place de la Constitution « au sommet de l'ordre juridique interne », « ces dispositions constitutionnelles permettent à la France de participer à la création et au développement d'une organisation européenne permanente, dotée de la personnalité juridique et investie de pouvoirs de décision par l'effet de transferts de compétences consentis par les États membres ».
Certes, le juge constitutionnel réserve la possibilité, « lorsque des engagements souscrits à cette fin contiennent une clause contraire à la Constitution, remettent en cause les droits et libertés constitutionnellement garantis ou portent atteinte aux conditions essentielles d'exercice de la souveraineté nationale » (toujours non définie), de ne pas autoriser la ratification sans révision constitutionnelle. Mais c’est là une précaution assez platonique comme l’a montré la jurisprudence ultérieure (cf. « Supériorité de la norme européenne et protection de la Constitution : état des lieux » par Marie-Françoise Bechtel, note publiée sur le site de la Fondation res Publica en Annexe au colloque du 5 novembre 2007, Peut-on se rapprocher d'un régime présidentiel ?)
Le véritable tour de passe passe auquel se livre le Conseil constitutionnel consiste à ne considérer que la question des « transferts de compétence » sans aucun égard pour le cadre institutionnel dans lequel doivent s’exercer les compétences transférées. Comme dans le navire qui fait eau, la Constitution reste donc au sommet de « l’ordre juridique interne » lequel « intègre » l’ordre juridique communautaire et, tel le capitaine, elle sombrera drapeau déployé lorsque les rats ou les masses d’eau en auront fini avec la carcasse.
Sans accabler le Conseil constitutionnel dont il convient de rappeler qu’il est une instance collégiale tenue donc au compromis et qu’il ne publie pas le détail des votes, on relèvera que c’est à une véritable leçon de droit constitutionnel que la Cour de Karlsruhe se livre à son égard.
La Cour de Karlsruhe procède en effet à la démarche inverse. Elle prend soin tout d’abord de dire que « le problème de la structure de l’UE est au centre de l’examen de constitutionnalité (du traité) ». Ensuite, loin de qualifier l’UE d’organisation sui generis « intégrée à l’ordre juridique interne », la Cour s’attache à qualifier l’UE au regard des concepts juridiques clairs et reconnus.
Est-ce un Etat se demande-t-elle d’abord ? Réponse : non, du moins pas dans l’ensemble de ses traits. L’UE a certes connu « une extension considérable de son champ d’action de sorte que, en certains domaines, elle revêt une forme qui s’apparente à celle d’un Etat fédéral ». Mais en contraste, « le pouvoir interne de décision en reste au modèle prédominant d’une organisation internationale dont la structure répond pour l’essentiel au principe d’égalité entre les Etats ».
L’Union reste donc une « organisation internationale » ou plus précisément une « union juridique fondée sur le droit international ».
Deuxième temps : dispose-t-elle de la source de la légitimité ? Réponse : non. Tant qu’ « aucun peuple européen unifié, comme source de légitimité, ne pourra exprimer une volonté majoritaire par des voies politiques effectives, tenant compte de l’égalité dans le contexte de la fondation d’une Etat européen fédéral, les peuples de l’Union, constitués dans les Etats membres demeurent les titulaires exclusifs de l’autorité publique ».
Cette leçon de… cartésianisme résonne donc avec beaucoup de force. On ne saurait inventer un nouveau modèle d’ordre juridique ni national ni fédéral ni sui generis. Un chat est un chat. Un peuple souverain peut se substituer à un autre mais précisément, tant qu’il ne s’est pas substitué il n’y a pas de voie tierce fût-ce sous l’expression élégante et creuse – ou embarrassée- d’« ordre juridique communautaire intégré à l’ordre juridique national et distinct de l’ordre juridique international »…
b) Quelles sont maintenant les conséquences de cette leçon d’histoire du droit ?
On peut les estimer limitées au regard de l’analyse sévère faite par la Cour du « déficit démocratique » qui caractérise l’Union. Mais cet arrêt semble susceptible d’une double lecture : d’un côté un véritable réquisitoire, rigoureux, systématique même, qui ne laisse dans l’ombre aucun des vices fondamentaux dont est atteinte la « construction » européenne. La Cour donne l’impression de prendre date et indique d’ailleurs que l’extension des compétences à laquelle il est procédé « une fois de plus » doit conduire à une « revue d’ensemble » de l’intégration en laissant planer la menace du futur. De l’autre, l’arrêt tire des conséquences qui, en dehors même de l’analyse, ne sont pas négligeables, même si elles restent - pour cette fois ? - dans le cadre de l’intégration.
Elles portent sur deux questions essentielles au fonctionnement futur de l’Union telles que prévues par le Traité de Lisbonne :
a) d’abord la question des « clauses passerelles » qui permettraient, en vertu de l’art 48.7 du traité, de passer de l’unanimité à la majorité qualifiée par décision du Conseil ou de passer de la même façon de la procédure législative spéciale à la procédure législative ordinaire. La Cour dit qu’il s’agit là d’amendements au droit primaire du Traité qui contreviennent aux pouvoirs du Parlement national lequel doit pouvoir donner l’autorisation aux représentants nationaux au sein du conseil d’y procéder. En d’autres termes, le Parlement ne peut déléguer le pouvoir de ratifier les traités ou accords internationaux, catégorie à laquelle appartient la mise en jeu des « clauses passerelles ».
b) ensuite la question de la « flexibilité », autrement dit des compétences « transversales » de l’Union : l’art 352 du Traité permet en effet à l’Union d’attraire à elle des politiques liées à celles pour lesquelles on lui a clairement attribué une compétence. La Cour dit que là aussi, et compte tenu du caractère « indéterminé » des cas possibles d’application, il faudra une autorisation du Parlement national. La loi doit la mettre en œuvre.
L’arrêt de la cour de Karlsruhe crée donc un tumulte dans l’ordre communautaire dont les ondes de choc ne se sont pas encore fait vraiment sentir. En France, il met les pouvoirs publics devant leurs responsabilités. En Allemagne, il traduit la montée de l’euroscepticisme face aux avancées incontrôlées et incontrôlables de la construction communautaire. Et, en Europe, il pose la question de l’application d’un Traité pour lequel l’Allemagne a émis ce qui revient à des réserves et ce alors que tous les Etats ne l’ont pas encore ratifié. L’Europe à géométrie variable, déjà actée par la crise, reçoit ici un renfort d’importance: qu’arrivera-t-il en effet si le Parlement allemand refuse à l’Union l’usage de clauses passerelles ou l’attribution de compétences non explicitement attribuées par le Traité ? Doté des nouveaux pouvoirs de contrôle que la Cour a exigé, il est aujourd’hui en situation de s’opposer à cette partie du mécanisme de la prise de décision. Le fera-t-il tout seul ? Sera-t-il imité par d’autres ? L’avenir le dira.
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Sur la loi adoptée par le Parlement allemand, en application de cette décision de la Cour de Karlsruhe, voir : dipbt.bunedstag.de (document PDF, 21/08/2009)