Un spectre hante la République : le communautarisme a fait son apparition comme catégorie répulsive du discours politique et du champ intellectuel depuis le début des années 80. Se réclamer du communautarisme, c’est, pour un politique ou un intellectuel, la certitude d’un isolement rapide (« Qui est communautariste ? »). Le consensus dominant estime le communautarisme en expansion dans la société et prétend construire des digues contre lui, en même temps que les « valeurs républicaines », ringardisées il y a peu encore, reviennent à la mode (« Nous sommes tous des républicains », pourrait-on paraphraser). D’où vient alors le paradoxe selon lequel le communautarisme, prétendument combattu par tous, serait irrésistiblement en ascension ? Pour répondre à cette interrogation, un essai de définition s’impose. Celle que je proposerai s’articulera autour de trois dimensions.
« Envie du pénal » et « Reductio ad Hitlerum »
Le communautarisme est d’abord un réflexe idéologique, inséparable de l’extension du politiquement correct dans les pays d’Europe et les Etats-Unis. Certains sujets y sont désormais retranchés des règles du débat public en raison de l’implication de « minorités » plus ou moins bien définies, dont le respect inconditionnel est tenu pour acquis. Citons en vrac : la demande d’accroissement sans limite des droits associés à l’« homoparentalité », la demande de « reconnaissance » et de « dignité » des « descendants » de l’esclavage ou de la décolonisation par le vote de lois spécifiques (dites « lois mémorielles »), la revendication de places réservées dans les domaines les plus prestigieux de la politique, de la communication ou de l’entreprise privée pour les femmes et les minorités ethniques (par des politiques dites de « discrimination positive » ou favorisant la « diversité ») ou encore la demande d’intégration des pratiques culturelles et religieuses dans les cahiers des charges du Service public (quasi-disparition de certains plats dans les cantines scolaires, par exemple).
On assiste ainsi, dans les vieilles démocraties libérales, à un rétrécissement stupéfiant de la liberté d’expression, pourchassée jusque devant les tribunaux par des associations groupusculaires, parlant le langage de l’humanisme et de la tolérance, mais d’abord mues par le souci de la censure et réclamant peines de prison et interdits professionnels pour les « mal-pensants ». L’« envie du pénal », selon l’expression de Philippe Muray, semble désormais la passion dominante de la nouvelle ploutocratie du monde associatif et militant, intégrée à la société du spectacle dans ce qu’elle a de plus méprisable et médiocre, usant de la « reductio ad hitlerum » comme d’autres, en leur temps, de l’accusation de « fascisme ».
« Victimes » d'hier, « victimes » d'aujourd'hui
Dans ce contexte idéologique délétère, on reconnaît bien entendu la vieille fascination de la gauche pour la culture de la marge ou de la minorité (avatar du léninisme ?), réflexe qui n’a fait que s’exacerber avec le mépris grandissant de l’intelligentsia de gauche pour les classes populaires autochtones, désormais assimilées à la « majorité »... dominante. Par un étonnant renversement, la cause du communautarisme remplace ainsi les « victimes » d’antan (les travailleurs, dont les caractéristiques ethniques, religieuses ou sexuelles étaient tenues pour négligeables) par les « victimes » d’aujourd’hui (immigrés, femmes, membres de minorités ethniques, religieuses ou sexuelles), au moment même où le système économique mondial relègue effectivement le monde ouvrier dans les marges (du moins en Europe et aux Etats-Unis), rompant ainsi avec la centralité de la figure ouvrière dans le système capitaliste. Cette inversion s’établit en même temps que la question sociale disparaît des écrans radar au profit de questions sociétales plus ou moins légitimes mais qui, sans conteste, ont pour effet d’éjecter la première nommée de l’agenda politique.
La carte qui gagne à tous les coups
Le communautarisme est aussi une stratégie opportuniste, pour le Narcisse en mal de reconnaissance comme pour le filou sans morale. En France, vieille nation politique individualiste, l’apparition d’entrepreneurs communautaires prétendant parler au nom de leur « communauté » d’origine peut s’expliquer aisément. Carte médiatique à coup sûr gagnante (surtout depuis que les entrepreneurs communautaires - tout en réclamant des mesures d’inspiration communautariste - parlent la langue de la République), arme de pression sur des responsables politiques mal conseillés ou simplement couards, le choix d’un positionnement communautaire permet l’acquisition de rentes de situation dans l’appareil médiatique et politique et une exposition sans commune mesure avec l’influence réelle ou la représentativité desdites associations ou des individus. Après tout, Tariq Ramadan, citoyen suisse d’origine égyptienne, n’était-il pas tenu pour un spécialiste des banlieues françaises au seul motif qu’il est musulman ? Jean-Guy Talamoni, l’un des chefs de file du nationalisme corse, n’a-t-il pas été « poussé » par le quotidien Le Monde pendant des années avant que les citoyens français de Corse ne mettent un coup d’arrêt, en juillet 2003, à la logique de séparation institutionnelle proposée alors par les autorités de la République ? Le CRAN (« Conseil Représentatif des Associations Noires » de France) ne bénéficie-t-il pas d’une médiatisation sans rapport avec ses maigres effectifs (une centaine de personnes, selon des sources internes) ? Et, suprême injure faite à la philosophie républicaine, la quasi-totalité des membres du gouvernement et de l’opposition ne prend-elle pas soin, tous les ans, de se rendre au dîner annuel du Conseil Représentatif des Institutions juives de France (CRIF), craignant de subir les foudres de responsables ne faisant pourtant guère dans la nuance dès qu’il s’agit de « repentance » ou de défense des intérêts israéliens ?
A l'école du CRIF
Il faut ici se rendre à l’évidence : c’est bien la relation institutionnelle incestueuse entre le CRIF et le monde politique français qui fournit tout à la fois la matrice que les nouvelles organisations communautaires (CRAN, CFCM - Conseil Français du Culte Musulman - oscillant perpétuellement entre son rôle cultuel et une ambition politico-communautaire, etc.) cherchent à imiter et la jurisprudence qui justifie toutes leurs audaces. Constat tragique au pays de Stanislas de Clermont-Tonnerre...
Ce sens de l’opportunité des entrepreneurs communautaires s’allie parfaitement à la première dimension de la dynamique communautariste et fournit à bon compte des solutions faciles et « médiatisables » à des élus ou responsables politiques éprouvant des difficultés réelles à proposer des politiques publiques qui emporteraient l’adhésion collective, dans une société marquée par l’anomie et l’individualisation.
Une séparation destructrice
Le communautarisme est, enfin, une réalité démographique dont il est difficile de mesurer la dangerosité. La séparation de fait des catégories populaires (Français de longue date désormais relégués dans les zones périurbaines et rurales ; immigrés récents vivant dans les banlieues intégrées aux villes-centres) introduit une nouveauté dans la France post-révolutionnaire. Elle porte en effet en germe la destruction de la pratique républicaine à la française, qui réussissait à fusionner un idéal politique élevé (la philosophie républicaine, d’inspiration libérale mais fortement teintée d’égalitarisme ; autrement dit : la tension féconde entre les principes d’inégalité et d’égalité) et une pratique anthropologique culturellement violente mais symétriquement antiraciste : l’assimilation.
On a longtemps constaté l’indifférence des Français à la race, sur une longue durée - en particulier par l’importance des mariages mixtes exogamiques, qui séparaient radicalement l’univers culturel français de l’univers culturel anglo-saxon ou allemand - mais cette particularité française se déployait à des époques d’immigration plus faible, où l’assimilation allait de soi sur le plan anthropologique (elle n’était alors pas perçue par la société française comme une violence insupportable, ou par les nouveaux venus comme un choix parmi d’autres) et où l’immigration était essentiellement masculine.
Laïcité molle
L’immigration familiale, depuis les années 1970-80, a bouleversé cet équilibre en changeant radicalement les conditions de l’immigration, déracinement désormais relatif sur les plans affectif et culturel. De plus, le rétrécissement des distances provoqué par les nouvelles technologies entraîne toute une série de conséquences sur les plans culturel et intime, qui se mesurent par exemple par l’importance des mariages conclus avec des hommes ou des femmes du village d’origine. L’affaissement des normes du pays d’accueil - induit mécaniquement par la concentration des populations immigrées et leur constitution en majorités relatives dans leurs quartiers d’habitation - implique la prise en compte, par un Etat républicain mal préparé, de multiples aménagements à caractère ethnique ou religieux, en contradiction avec le principe de laïcité d’une part, mais aussi avec le réflexe national de mise à l’écart de la religion dès lors qu’il s’agit de la sphère publique (réflexe touchant indistinctement les religions catholique, protestante et juive).
Une insécurité devenue culturelle
Cela fournit l’une des dimensions d’une insécurité culturelle ressentie de manière particulièrement violente par les catégories populaires des Français de longue date, dominées sur le plan économique, méprisées par la culture des classes dominantes et, désormais, parfois soumises sur le plan culturel, au sein même des catégories populaires, en voie de communautarisation accélérée. A terme se pose la question de la réalité d’une culture commune, dans un pays où les classes populaires vivent désormais « ensemble mais séparées », selon l’expression lucide de Christophe Guilluy (1).
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1) Fractures françaises, Christophe Guilluy, Bourin éditeur, 2010
Le site de la Fondation Seligmann: www.fondation-seligmann.org
« Envie du pénal » et « Reductio ad Hitlerum »
Le communautarisme est d’abord un réflexe idéologique, inséparable de l’extension du politiquement correct dans les pays d’Europe et les Etats-Unis. Certains sujets y sont désormais retranchés des règles du débat public en raison de l’implication de « minorités » plus ou moins bien définies, dont le respect inconditionnel est tenu pour acquis. Citons en vrac : la demande d’accroissement sans limite des droits associés à l’« homoparentalité », la demande de « reconnaissance » et de « dignité » des « descendants » de l’esclavage ou de la décolonisation par le vote de lois spécifiques (dites « lois mémorielles »), la revendication de places réservées dans les domaines les plus prestigieux de la politique, de la communication ou de l’entreprise privée pour les femmes et les minorités ethniques (par des politiques dites de « discrimination positive » ou favorisant la « diversité ») ou encore la demande d’intégration des pratiques culturelles et religieuses dans les cahiers des charges du Service public (quasi-disparition de certains plats dans les cantines scolaires, par exemple).
On assiste ainsi, dans les vieilles démocraties libérales, à un rétrécissement stupéfiant de la liberté d’expression, pourchassée jusque devant les tribunaux par des associations groupusculaires, parlant le langage de l’humanisme et de la tolérance, mais d’abord mues par le souci de la censure et réclamant peines de prison et interdits professionnels pour les « mal-pensants ». L’« envie du pénal », selon l’expression de Philippe Muray, semble désormais la passion dominante de la nouvelle ploutocratie du monde associatif et militant, intégrée à la société du spectacle dans ce qu’elle a de plus méprisable et médiocre, usant de la « reductio ad hitlerum » comme d’autres, en leur temps, de l’accusation de « fascisme ».
« Victimes » d'hier, « victimes » d'aujourd'hui
Dans ce contexte idéologique délétère, on reconnaît bien entendu la vieille fascination de la gauche pour la culture de la marge ou de la minorité (avatar du léninisme ?), réflexe qui n’a fait que s’exacerber avec le mépris grandissant de l’intelligentsia de gauche pour les classes populaires autochtones, désormais assimilées à la « majorité »... dominante. Par un étonnant renversement, la cause du communautarisme remplace ainsi les « victimes » d’antan (les travailleurs, dont les caractéristiques ethniques, religieuses ou sexuelles étaient tenues pour négligeables) par les « victimes » d’aujourd’hui (immigrés, femmes, membres de minorités ethniques, religieuses ou sexuelles), au moment même où le système économique mondial relègue effectivement le monde ouvrier dans les marges (du moins en Europe et aux Etats-Unis), rompant ainsi avec la centralité de la figure ouvrière dans le système capitaliste. Cette inversion s’établit en même temps que la question sociale disparaît des écrans radar au profit de questions sociétales plus ou moins légitimes mais qui, sans conteste, ont pour effet d’éjecter la première nommée de l’agenda politique.
La carte qui gagne à tous les coups
Le communautarisme est aussi une stratégie opportuniste, pour le Narcisse en mal de reconnaissance comme pour le filou sans morale. En France, vieille nation politique individualiste, l’apparition d’entrepreneurs communautaires prétendant parler au nom de leur « communauté » d’origine peut s’expliquer aisément. Carte médiatique à coup sûr gagnante (surtout depuis que les entrepreneurs communautaires - tout en réclamant des mesures d’inspiration communautariste - parlent la langue de la République), arme de pression sur des responsables politiques mal conseillés ou simplement couards, le choix d’un positionnement communautaire permet l’acquisition de rentes de situation dans l’appareil médiatique et politique et une exposition sans commune mesure avec l’influence réelle ou la représentativité desdites associations ou des individus. Après tout, Tariq Ramadan, citoyen suisse d’origine égyptienne, n’était-il pas tenu pour un spécialiste des banlieues françaises au seul motif qu’il est musulman ? Jean-Guy Talamoni, l’un des chefs de file du nationalisme corse, n’a-t-il pas été « poussé » par le quotidien Le Monde pendant des années avant que les citoyens français de Corse ne mettent un coup d’arrêt, en juillet 2003, à la logique de séparation institutionnelle proposée alors par les autorités de la République ? Le CRAN (« Conseil Représentatif des Associations Noires » de France) ne bénéficie-t-il pas d’une médiatisation sans rapport avec ses maigres effectifs (une centaine de personnes, selon des sources internes) ? Et, suprême injure faite à la philosophie républicaine, la quasi-totalité des membres du gouvernement et de l’opposition ne prend-elle pas soin, tous les ans, de se rendre au dîner annuel du Conseil Représentatif des Institutions juives de France (CRIF), craignant de subir les foudres de responsables ne faisant pourtant guère dans la nuance dès qu’il s’agit de « repentance » ou de défense des intérêts israéliens ?
A l'école du CRIF
Il faut ici se rendre à l’évidence : c’est bien la relation institutionnelle incestueuse entre le CRIF et le monde politique français qui fournit tout à la fois la matrice que les nouvelles organisations communautaires (CRAN, CFCM - Conseil Français du Culte Musulman - oscillant perpétuellement entre son rôle cultuel et une ambition politico-communautaire, etc.) cherchent à imiter et la jurisprudence qui justifie toutes leurs audaces. Constat tragique au pays de Stanislas de Clermont-Tonnerre...
Ce sens de l’opportunité des entrepreneurs communautaires s’allie parfaitement à la première dimension de la dynamique communautariste et fournit à bon compte des solutions faciles et « médiatisables » à des élus ou responsables politiques éprouvant des difficultés réelles à proposer des politiques publiques qui emporteraient l’adhésion collective, dans une société marquée par l’anomie et l’individualisation.
Une séparation destructrice
Le communautarisme est, enfin, une réalité démographique dont il est difficile de mesurer la dangerosité. La séparation de fait des catégories populaires (Français de longue date désormais relégués dans les zones périurbaines et rurales ; immigrés récents vivant dans les banlieues intégrées aux villes-centres) introduit une nouveauté dans la France post-révolutionnaire. Elle porte en effet en germe la destruction de la pratique républicaine à la française, qui réussissait à fusionner un idéal politique élevé (la philosophie républicaine, d’inspiration libérale mais fortement teintée d’égalitarisme ; autrement dit : la tension féconde entre les principes d’inégalité et d’égalité) et une pratique anthropologique culturellement violente mais symétriquement antiraciste : l’assimilation.
On a longtemps constaté l’indifférence des Français à la race, sur une longue durée - en particulier par l’importance des mariages mixtes exogamiques, qui séparaient radicalement l’univers culturel français de l’univers culturel anglo-saxon ou allemand - mais cette particularité française se déployait à des époques d’immigration plus faible, où l’assimilation allait de soi sur le plan anthropologique (elle n’était alors pas perçue par la société française comme une violence insupportable, ou par les nouveaux venus comme un choix parmi d’autres) et où l’immigration était essentiellement masculine.
Laïcité molle
L’immigration familiale, depuis les années 1970-80, a bouleversé cet équilibre en changeant radicalement les conditions de l’immigration, déracinement désormais relatif sur les plans affectif et culturel. De plus, le rétrécissement des distances provoqué par les nouvelles technologies entraîne toute une série de conséquences sur les plans culturel et intime, qui se mesurent par exemple par l’importance des mariages conclus avec des hommes ou des femmes du village d’origine. L’affaissement des normes du pays d’accueil - induit mécaniquement par la concentration des populations immigrées et leur constitution en majorités relatives dans leurs quartiers d’habitation - implique la prise en compte, par un Etat républicain mal préparé, de multiples aménagements à caractère ethnique ou religieux, en contradiction avec le principe de laïcité d’une part, mais aussi avec le réflexe national de mise à l’écart de la religion dès lors qu’il s’agit de la sphère publique (réflexe touchant indistinctement les religions catholique, protestante et juive).
Une insécurité devenue culturelle
Cela fournit l’une des dimensions d’une insécurité culturelle ressentie de manière particulièrement violente par les catégories populaires des Français de longue date, dominées sur le plan économique, méprisées par la culture des classes dominantes et, désormais, parfois soumises sur le plan culturel, au sein même des catégories populaires, en voie de communautarisation accélérée. A terme se pose la question de la réalité d’une culture commune, dans un pays où les classes populaires vivent désormais « ensemble mais séparées », selon l’expression lucide de Christophe Guilluy (1).
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1) Fractures françaises, Christophe Guilluy, Bourin éditeur, 2010
Le site de la Fondation Seligmann: www.fondation-seligmann.org