Pour les gauches mondiales, il n’était plus nécessaire de s’attaquer aux excès du système économique néolibéral et mondialisé puisqu’il était prétendument bon pour nos sociétés. Le protectionnisme devait rester l’apanage des supposés populistes alors que chacun comprend l’urgente nécessité de rééquilibrage écologique et social d’une mondialisation sauvage et destructrice de nos sociétés occidentales. La question des salaires et de l’amour du travail était abandonnée au profit de la seule redistribution, par les impôts et le revenu universel, célébrant ainsi curieusement l’union de Bill Gates avec Benoît Hamon.
En acceptant ainsi le monde tel qu’il était devenu, la gauche du quinquennat Hollande fit grossir de 15 points le Front national par sa politique austéritaire, parachevée par le quinquennat Macron, champion du mépris de classe en apportant les 15 points de plus qui manquaient pour atteindre les 50 % du corps électoral. Le résultat de ce choix est maintenant connu : les « gilets jaunes » s’affrontèrent en fracture ouverte avec Macron en défendant désespérément le droit de vivre de leur travail ; aujourd’hui la famille Le Pen est aux portes du pouvoir, plusieurs régions sont sur le point d’être gagnées par le Rassemblement national, et tous les candidats se revendiquant de la gauche (Mélenchon, Jadot, Hidalgo) seraient battus par Marine Le Pen au second tour de l’élection présidentielle. Tout comme Macron qui n’en est plus très loin et devrait entrer dans l’histoire pour avoir minutieusement installé le RN au pouvoir, par incompétence ou cynisme.
Extrême centre et extrême droite
François Mitterrand avait exprimé clairement une vérité lors de son célèbre discours d’investiture du 21 mai 1981 : avec la victoire de la gauche, « la majorité sociale a enfin rencontré la majorité politique ». Avec Emmanuel Macron, c’est la minorité sociale d’un bloc bourgeois qui a arraché une majorité politique, gouvernant pour une base étroite avec arrogance. Cette recomposition découle de choix délibérés d’indifférenciation idéologique et de conversion de la gauche à la pensée unique. Depuis si longtemps, gauche et droite se succèdent au pouvoir pour mener les mêmes politiques néolibérales aux dépens des droits économiques et sociaux des classes moyennes et populaires.
Dans l’affrontement scénarisé à l’avance entre le bloc bourgeois d’Emmanuel Macron et le bloc réactionnaire de Marine Le Pen, les classes populaires sont expulsées du jeu politique, condamnées à un non-choix entre l’extrême centre et l’extrême droite. La majorité sociologique du pays qui a fait l’élection de Chirac (« la fracture sociale »), de Sarkozy (« travailler plus pour gagner plus »), ou de Hollande (« mon adversaire, c’est la finance ») n’est plus représentée ni par la gauche ni davantage par la droite qui court après son électorat perdu. Faute de proposition correspondant à ses aspirations, le corps central du pays se donnera donc à la famille Le Pen.
Dans la recomposition qui doit se poursuivre, seule l’unification politique du bloc populaire autour d’une force républicaine briserait la tenaille constituée d’un côté par le bloc bourgeois qui représente l’élite et de l’autre par le bloc réactionnaire qui prétend représenter par opposition tous les autres, c’est-à-dire le peuple. Pour réussir ce défi, il lui faut offrir une unification de ces deux composantes dans un nouveau choix démocratique capable de devenir majoritaire en 2022.
Cette force populaire est le rassemblement des forces politiques défendant l’intérêt du plus grand nombre autour de l’intérêt général, cette France des gens ordinaires, qui faute de trouver leur représentation politique, désespèrent, abandonnent, se radicalisent, ou choisissent l’indifférence. De quoi cette nouvelle majorité sociale serait-elle faite ? De tous ceux qui forment cette France contre laquelle le quinquennat d’Emmanuel Macron s’est fracassé après dix-huit mois : la France des déclassés, des enracinés, des « quelque part », des « premiers de corvée », des diplômés précarisés, de « ceux qui ne sont rien » selon la triste formule présidentielle. Mais également une bourgeoisie d’intérêt général – chefs d’entreprise, hauts fonctionnaires, intellectuels, créateurs – qui refuse de faire sécession de la nation et reste fidèle au destin commun de cette République qui nous lie. Des populations qui aspirent à s’en sortir par leur travail et à en vivre dignement, qu’ils soient anciennement affiliés à la droite (petits commerçants, artisans, travailleurs indépendants, agriculteurs) ou à la gauche (ouvriers, employés, fonctionnaires de première ligne). Tous ceux-là peuvent former une nouvelle majorité. Mais quel serait leur projet unificateur, au moment où la gauche cherche son unité sans la trouver ?
Renforcement du nucléaire
Tous ceux-là veulent à coup sûr un travail pour en vivre, plutôt que la proclamation hasardeuse de la fin du travail assortie d’allocations universelles. Ils voudraient des augmentations de salaires, plutôt que d’assister dans la classe politique à un concours Lépine des impôts nouveaux.
Tous ceux-là veulent à coup sûr que la France s’organise enfin contre la mondialisation qui nous étrille, quand on entend encore chanter les louanges de la mondialisation heureuse. Ils voudraient rétablir un minimum de souveraineté de la France face à une Union européenne incapable de résoudre les problèmes des Français et des Européens, car la démocratie est le seul moyen dont dispose le plus grand nombre pour reprendre le contrôle.
Tous ceux-là ont bien compris que les mythes de la réussite individuelle, du ruissellement, de la « start-up nation » cachent la faillite de notre capacité à permettre à chacun de se réaliser dans un pays bloqué. Ces mythes sont les cache-sexes de l’abandon total de l’industrie française, du made in France, de ses emplois et territoires, aux sirènes du laisser-faire pour les puissants, pendant qu’on ne laisse rien faire à tous les autres dans le pays de l’ultra-bureaucratie. Beaucoup voudraient ainsi en finir avec cet Etat Léviathan bureaucratique, privatif de nos libertés, facteur de blocage du pays, auteur des errements sanitaires dans la crise Covid-19, quand les partis politiques peuplés d’énarques continuent à défendre aveuglément une haute administration qui travaille en roue libre. A l’inverse, les Français ont commencé à reconstruire leur territoire abandonné, et cherchent dans leur vie quotidienne des solutions concrètes, lorsque la plupart des dirigeants ne semblent s’intéresser qu’aux métropoles.
Tous ceux-là veulent à coup sûr que la France produise et relocalise selon de nouveaux modèles écologiques ce qu’elle consomme, en organisant une collaboration entre toutes les générations, climat et boomers. Ils savent que la lutte contre le dérèglement climatique passe aussi par le renforcement du nucléaire et d’EDF comme service public national assurant une électricité bon marché.
Cette force politique existe
Tous ceux-là pensent également que l’immigration n’est pas sous contrôle et pèse sur les conditions de vie des plus modestes, face au slogan facile du « accueillons-les tous ! ». Ils voudraient pourtant à coup sûr défendre l’application intransigeante de l’état de droit, le droit à la sûreté et à une police au service de la population face à l’insécurité qui atteint des sommets, tout comme le droit à la justice, qu’on soit puissant ou misérable. Finalement, ils veulent corriger les injustices cruelles et criantes de leur vie quotidienne, et dire non aux arrangements du monde en faveur de quelques-uns.
Tous ceux-là veulent enfin que l’Etat les débarrasse de l’islamisme politique qui cherche à pervertir ou détruire les règles de la République délibérées en commun, quand quelques dirigeants s’aveuglent encore sur la dangerosité de cette autre forme de fascisme, l’autre versant de la peste brune.
Au second tour de l’élection présidentielle de 2017, 4 millions de citoyens ont voté blanc ou nul et 12,1 millions se sont abstenus dans le choix entre En marche ! et le FN, considérant que l’incendie totalitaire ne se combat pas avec le briquet du néolibéralisme qui a servi à l’allumer. Ces électeurs sont majoritairement issus des classes moyennes et populaires. Cette force existe donc, mais l’inconnue pour 2022 est de savoir s’il est possible de réunifier cette force populaire et républicaine sur un programme politique interventionniste, régulationniste, républicain et laïc, dans et en dehors des partis. Réunifier les premiers de corvée sur un nouveau compromis historique avec les milieux économiques et les forces sociales, avec la bourgeoisie d’intérêt général et les mouvements populaires, c’est dessiner là un nouveau compromis entre des forces qui se sont affrontées mais qui, dans l’intérêt commun de relèvement du pays, chercheraient un accord en échangeant les concessions réciproques. Tel est l’enjeu de 2022 auquel les hommes et femmes de bonne volonté doivent désormais s’atteler.